Une épave d’autobus dans laquelle, avec une trentaine de compagnons d'infortune, je vais affronter les 900 kilomètres qui séparent Cotonou d’Abidjan.Août 1994. Je monte à bord d’une épave d’autobus dans laquelle, avec une trentaine de compagnons d’infortune, je vais affronter les 900 kilomètres qui séparent Cotonou (Bénin) d’Abidjan (Côte d’Ivoire), en passant par le Togo et le Ghana. Les passagers ne comprennent pas ce qu’un Blanc fait là alors qu’il y a l’avion et des autobus climatisés avec tout le confort.

Je prépare un grand reportage pour un quotidien montréalais sur les obstacles au libre-échange en Afrique, vaste et aride sujet que j’ai l’idée de rendre vivant en me mettant en scène dans une course à obstacles de 3 jours, plus de 50 barrages douaniers, de nombreuses crevaisons, des attentes interminables, des menaces, fouilles en règle et humiliations diverses (lire Afrique: C’est encore loin le libre-échange?).

Comme un avant-goût de ce qui m’attend, mon passage au Bénin m’a déjà apporté son lot d’absurdités.

Pour commencer, j’ai été arrêté à la frontière du Nigeria. En compagnie d’un étudiant béninois qui finance ses études d’économie grâce à la contrebande, j’ai eu l’audace de suivre des contrebandiers qui, comme une procession de fourmis, transportent chaque jour sur leurs têtes des tonnes de marchandise du Nigeria Des contrebandiers qui transportent des tonnes de marchandise du Nigeria vers le Bénin.vers le Bénin, à quelques mètres du poste-frontière officiel, au vu et au su des douaniers de l’Etat qui entretiennent cette douane fantôme pour arrondir leurs fins de mois. Avec mon meilleur sourire, je me suis présenté à mes interrogateurs comme un étudiant en économie québécois « très heureux d’être là » et qui s’intéresse beaucoup au « commerce informel », comme on appelle pudiquement cette économie de l’ombre qui empêche les Etats de percevoir des taxes pour se donner les moyens de leur développement et sortir de la spirale de la pauvreté. Les « forces de l’ordre » m’ont relâché au bout d’une heure de questions et d’intimidation, probablement convaincues qu’un Blanc assez inconscient pour se promener ouvertement sur le chemin des contrebandiers était nécessairement inoffensif, et en me disant que j’avais beaucoup de chance, que j’aurais pu être un espion ou même, un journaliste…

Une station service de CotonouDans les rues de Cotonou, l’activité économique est réduite à bien peu de choses, comme en attestent toutes ces stations service qui se limitent à un bidon d’essence duquel l’unique pompiste verse le précieux liquide au compte-gouttes, avec la délicatesse d’un sommelier qui servirait un grand cru.

Ici, le commerce fleurit sur la misère humaine. Comme dans bien des pays pauvres, la brasserie nationale fait des affaires juteuses, il y a une densité impressionnante de sectes en tous genres et de prophètes improvisés, et les pompes funèbres sont désormais promises à un bel avenir avec la manne du SIDA. Pour preuve « La Mercedes Personnelle », un fabricant de cercueils qui, pour votre dernier grand voyage, vous offre le ticket d’entrée vers l’au-delà à bord d’un cercueil grand luxe et sur mesure. Parce que vous le valez bien.

Caméléons séchés et têtes de chiens

Les kilomètres défilent à une lenteur affolante, rythmés par les « douanes » improvisées où les forces de l’ordre détroussent les voyageurs, et par les crevaisons qui, au bout de la huitième, trouvent une explication surnaturelle dans la cargaison de caméléons séchés et de têtes de chiens qu’une commerçante du Nigeria transporte sur le toit et qu’elle compte revendre à Abidjan. J’interviens quand elle passe près de se faire lyncher par les passagers convaincus qu’elle nous porte malheur.

Au bout de la huitième crevaison, une passagère passe près de se faire lyncher.Nous dormons deux nuits au bord de la route, à même le sol, comme des clochards. Peu à peu, nous apprenons à nous connaître et à nous apprécier.

En apparence, nous sommes dans la même galère, soudés par les mêmes humiliations (quoique les douaniers osent moins s’en prendre à moi), la même fatigue, le même inconfort, les mêmes incertitudes vis-à-vis le déroulement du voyage. En réalité, j’ai le meilleur siège, tout à l’avant, à côté du chauffeur. C’était important pour moi, pour que je puisse plus facilement dégainer mon appareil photo et documenter ces « obstacles au libre-échange » (barrages routiers, routes défoncées, etc.) que nous rencontrerons tout au long de la route. Certainement aussi, ce que je m’avoue moins, pour une question de confort. Mais je n’ai même pas eu à le demander, ils me l’ont offert d’eux-mêmes. Il était évident que le Blanc devait être devant.

Peu à peu, j’ose me confier à un passager nigérian assis à côté de moi. J’y vais d’abord sur la pointe des pieds, gêné par l’obscénité de l’écart entre son quotidien et le mien. Je lui parle de mes voyages et de la vie dans mon pays. Il me demande combien sont les salaires. Je lui réponds en m’excusant presque, en lui expliquant qu’avec le prix du logement, des aliments, des transports, etc., un salaire moyen en apparence 20 fois plus élevé qu’au Nigeria ne rend pas les gens si riches, qu’il y a des pauvres et des mendiants au Canada, beaucoup de solitude que certains comblent avec des animaux de compagnie, que les gens sont moins solidaires, qu’il fait très froid l’hiver, que les immigrants sont souvent déçus, etc. Je finis par ajouter sur un ton contrit que je réalise que j’ai quand même beaucoup de chance.

Ce sombre tableau ne décourage pas mon ami qui n’est pas prêt de me plaindre: « No, you’re not lucky, me répond-il du tac au tac et avec un large sourire. You’re blessed! (Vous n’êtes pas chanceux. Vous êtes béni!) »

Vous êtes béni!

Les Canadiens ne traînent pas les casseroles de la colonisation française mais je m’attendais à une remarque un peu culpabilisante, du genre « Oui, vous avez vraiment de la chance, vous les toubabs… ». Au lieu de ça, il est manifestement très content pour moi. Il ne m’en veut pas! Comment peut-il ne pas se révolter ? Je suis bien tenté de le contredire, de lui répondre que je ne suis pas béni, que si Dieu existe, il ne peut pas avoir ses préférés. C’est logique, non? Mais il est arrivé à sa conclusion avec un aplomb et un enthousiasme qui ne peuvent souffrir aucune contradiction. Pas la peine d’insister.

La "Mercedes Personnelle", marchand de cercueils de CotonouOui, nous sommes tous de la même espèce, tournoyant dans l’infini à la surface d’une petite boule bleue et insignifiante, un vaisseau qui prend l’eau, qui nous oblige à nous unir, que nous le voulions ou pas, pour écoper des mêmes défis et affronter les mêmes tempêtes. Alors pourquoi une minorité voyage-t-elle toujours en première pendant que tous les autres croupissent en fond de cale? Pourquoi une si grande part de l’humanité tourne-t-elle en rond, comme mes compagnons de voyage, apparemment pris au piège du cercle vicieux de la corruption et de la misère?

La question a un petit côté agaçant, empreint de morale judéo-chrétienne culpabilisante, je vous l’accorde. Et elle n’est peut-être pas très originale mais, ce jour-là, elle me colle à la peau. Oui, bien sûr, je suis « béni »… Mais pourquoi?…  Je me dis que cette « bénédiction » est peut-être une responsabilité, celle qui vient avec le bagage dont chacun hérite et dont il peut choisir de faire le meilleur usage dans la courte période que dure son passage sur Terre. Je jongle avec la réflexion de mon compagnon de galère quand nous arrivons au terme de notre aventure et à la conclusion de mon article.

Juste avant minuit, après soixante heures de voyage inconfortable, le dernier obstacle est en vue à l’entrée d’Abidjan. Comme pour le bouquet final d’un feu d’artifices de la corruption, ils sont tous là : douaniers, gendarmes, policiers, militaires, fonctionnaires du ministère des Eaux et Forêts. « Envoyez les pièces », dit mollement un représentant de l’ordre. Les passagers et le chauffeur font les comptes. En trois jours de distribution de « pourboires », certains voient s’envoler leurs derniers espoirs de profits sur la vente de leur marchandise. Le douanier vissé à sa chaise compte ses billets et lève la tête. « A la prochaine », dit-il avec un sourire sadique.

4 réponses
  1. Thierry
    Thierry dit :

    Forcément premier texte parcouru, le Bénin.
    Une envie de découvrir rapidement tes autres histoires de vie.

    Depuis 1994 le pompiste d’hier a développé son activité.

    Répondre
  2. Normand
    Normand dit :

    Ouf, je te trouve téméraire de te promener ce cette façon. Peut-être est-ce l’habitude de journaliste qui t’immunise un peu mais Ouf ! Quand même !

    Répondre

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