Si la police du Bangladesh arrête cet homme, il risque 20 ans de prison ou, dans le meilleur des cas et s’il en a les moyens, une très forte amende et une sentence réduite de 10 ans. Karim (un nom fictif) vit depuis longtemps dans la peur et dans la clandestinité. Au village, où tout le monde savait ce qu’il avait fait, il était une honte pour sa famille et un sujet de dérision pour tous. Son frère le battait. On le pointait du doigt. Et puis, en 2010, après deux tentatives de suicide, il a tout quitté pour se réfugier dans l’anonymat de Dhaka, la capitale.
Son crime? Karim est homosexuel, ce qui est spécifiquement interdit par le code pénal du Bangladesh (l’article 377, un héritage de la colonisation britannique) comme dans 70 autres pays. Parce que l’homosexualité vécue entre adultes consentants est considérée comme étant contre nature, une perversion venue d’occident, une maladie mentale qu’on tente parfois de traiter par des électro-chocs, et non pas comme un état de fait qui s’est imposé à Karim, tout comme un hétérosexuel ne choisit pas ses préférences.
D’une certaine manière, Karim a de la chance: le Bangladesh, deuxième plus grand pays musulman au monde, est un des régimes islamiques les plus tolérants dans ce domaine. S’il était né en Iran, en Mauritanie, au Soudan, en Somalie, dans le nord du Nigeria ou en Arabie Saoudite, il risquerait la peine de mort (voir la carte ci-dessous). En fait, le pays n’applique pratiquement jamais cette loi mais n’a pas l’intention non plus de dépénaliser l’homosexualité, un flou qui lui permet de se positionner à la fois comme étant modéré auprès des bailleurs de fonds internationaux et comme un bon pays musulman vis-à-vis la morale islamique puritaine.
La situation de Karim serait déjà tragique s’il n’y avait pas en plus les risques de SIDA. Pour survivre dans la jungle de Dhaka, il se prostitue: 50 takas (moins de 50 centimes d’euro ou 65 cents canadiens) pour une « passe » et 500 pour une nuit entière, juste ce qu’il faut pour payer la moitié du loyer (50 euros par mois) de la cabane en tôles ondulées de 6 mètres carrés qu’il partage avec son ami dans un bidonville. Comme la loi lui interdit de sortir de l’ombre, certains policiers en profitent pour escroquer Karim ou pour avoir des rapports sexuels avec lui sans le payer.
Comme lui, il y aurait entre 2 et 7 millions de Bangalais homosexuels, bisexuels ou transsexuels. Comment atteindre ces groupes à risque pour le SIDA et les aider à se protéger s’ils vivent cachés ? Réponse: en créant des points de rencontre pour les attirer et leur offrir des services de base, des centres d’accueils spécifiquement prévus pour les minorités sexuelles.
Karim n’est plus seul
J’ai rencontré Karim en septembre 2011 à Dhaka dans l’un des 65 centres pour les homosexuels et transsexuels (les « hijras »). Depuis quelques années, avec les encouragements des donateurs internationaux, ces centres ont été mis en place dans la plupart des régions du Bangladesh par Bhandu et ICDDR,B, deux ONG bangladaises qui défendent les droits des homosexuels et offrent des services de prévention du SIDA. Pour Karim, découvrir ce centre a été une délivrance, la réalisation qu’il n’était pas seul, la fin de son isolement, une aide pour retrouver son estime de soi. La plupart de ceux et celles qui fréquentent ces centres disent souffrir d’une image extrêmement négative d’eux-mêmes (« self-stigma » en anglais), entre la confusion, la culpabilité et la peur.
Karim s’y est fait de nouveaux amis et un amoureux. Il y va régulièrement pour discuter, regarder la télévision, écouter de la musique et danser, pour prendre une douche, dormir un peu, et pour bénéficier de services médicaux et de conseils gratuits de la part d’un médecin et d’un travailleur social qui font partie de sa communauté et qui ne le jugent pas. Il a appris comment se transmet le SIDA et comment s’en protéger. En tant que « khoti », terme qui désigne celui qui joue le rôle de la femme dans le couple, Karim a aussi appris à éviter d’attirer l’attention sur lui en gommant ses manières féminines lorsqu’il est à l’extérieur du centre.
Le travail des ONG bangalaises inclut de nombreuses rencontres avec des policiers, des journalistes et des gens influents comme les chefs religieux. Un de leurs défis est de convaincre ces gens que les centres d’accueil et les services qu’ils offrent comme la distribution gratuite de préservatifs, n’encouragent pas l’homosexualité ou la prostitution en les banalisant. Un débat identique auquel font face les programmes de prévention du SIDA par l’échange de seringues propres pour les consommateurs de drogues injectables.
Amours interdites
J’ai passé un peu plus de deux heures avec Karim, deux petites heures pendant lesquelles il a pris le risque de s’exposer au regard d’un parfait inconnu, avec toute sa sensibilité, sa vulnérabilité et ses peurs. On a bien ri, comme lorsque j’ai saisi la perruque que son voisin transsexuel coiffait et que je me la suis vissée sur le crâne.
Être accueilli par Karim et son groupe a été un moment fort pour moi. J’ai des valeurs personnelles assez banales. Je ne suis pas toujours un champion de la tolérance. Par chance, mon métier m’offre le privilège de rencontrer des gens qui, comme lui, m’offrent leur confiance et m’ouvrent la porte d’univers et de réalités qui sont souvent bien plus près de moi que je ne le croyais.
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