« Nous brûlions les corps à l’extérieur, raconte Wayne Matthyse au sujet de ses débuts difficiles, avec ce regard distant de celui qui a trop vu.  Mais parfois il se mettait à pleuvoir et tout s’éteignait. Et nous devions attendre que ça sèche. »

Les corps dont parle ce missionnaire américain, vétéran du Vietnam, sont pour la plupart ceux d’enfants morts du SIDA.  Quand je le rencontre en 2004, à 50 kilomètres au sud de Phnom Penh, il me présente son travail d’accompagnement de ces enfants dans leurs derniers jours.

Moment fort de ma visite (voir la vidéo plus bas): son nouveau crématorium, construit avec l’aide financière du Fonds mondial que je représente, un édifice carré qui ressemble à un petit temple. Dans une salle, il a accroché les photos des enfants quand ils étaient vivants. Sous les photos, sur une tablette, des urnes funéraires dorées qui contiennent leurs cendres.

W. Matthyse et son associé cambodgien Vandin ont installé le centre d’accueil de leur ONG Partners in Compassion à l’arrière d’un temple bouddhiste en ruines, le Wat Opot, dont personne ne voulait parce qu’il avait servi de lieu d’interrogatoires et de torture par les Khmers Rouges, un endroit dont il a dû se contenter parce que les habitants des communes environnantes étaient hostiles à l’idée que des malades du SIDA viennent s’installer trop près de chez eux.

Le Wat Opot, avant et après: la photo de gauche a été prise en 2001 et celle de droite, presque exactement au même endroit, en 2007.

Le Wat Opot, avant et après: la photo de gauche a été prise en 2001 et celle de droite en 2007.

A l’extérieur de Wat Opot, posé au milieu d’un champ de riz, le décor respire la sérénité. A l’intérieur, c’est un océan de souffrances dans une atmosphère de silence et d’abandon. Des malades, dont certains trouvent la force de me sourire, attendent de passer dans l’autre monde.

Au départ, la seule ambition de Wayne Matthyse et de son associé Vandin est d’offrir une mort digne à ces enfants et leurs parents. Le crématorium fait partie de cet objectif. « Personne ne meurt seul, ici » , ajoute-t-il, avec ce sens de la formule qui lui vient sûrement de sa culture américaine. Ou encore, comme un argument commercial pour attirer de nouveaux clients: « Si vous mourez ici, c’est gratuit« , en référence à la hantise de ceux qui se savent condamnés: endetter leurs survivants dans des rituels aux prix exhorbitants. Est-ce qu’il retourne parfois aux Etats-Unis? « Seulement pour les funérailles« , répond-il sans rire.

Et puis, quelques semaines avant mon passage, un événement va tout changer. « Il y a à peine deux mois, nous aidions les gens à mourir, raconte Wayne, alors que maintenant avec les antirétroviraux, nous leur proposons une nouvelle vie. »

La promesse de vie des médicaments miracle

Les antirétroviraux (les « ARV ») sont le seul traitement efficace contre le SIDA, des médicaments qui ont redonné espoir à des millions de personnes séropositives et transformé une condamnation à une mort certaine en une maladie avec laquelle on peut vivre longtemps. Cette combinaison de trois pilules qu’il faut prendre chaque jour coûte 30 centimes d’euro, soit environ 40 cents canadiens. Une centaine d’euros par année: un prix dérisoire pour une vie humaine mais qui est encore trop pour beaucoup de gens au Cambodge, un pays qui se relève à peine des 1,7 million de victimes du génocide Khmer, des 600 000 morts de la guerre civile de 1970-1975, et qui a maintenant le plus fort taux de prévalence du SIDA en Asie.

Depuis deux ans, moment où le pays a fait une demande de financement auprès du Fonds mondial pour acheter des stocks d’ARV, plus de 200 résidents de Wat Opot dont la vie était suspendue à la livraison de ces médicaments sont morts. En pensant à eux et au prix des ARV, je ne peux m’empêcher de faire un rapprochement avec l’histoire d’Oskar Schindler, cet industriel allemand membre du parti nazi qui réussit à sauver environ 1 100 Juifs des camps de concentration, et dont Spielberg a fait un film à succès, La liste de Schindler. Vers la fin du film, il s’effondre en pensant au prix d’une vie (il a entre autre échangé un Juif contre un briquet) et à tous ces autres innocents qu’il aurait pu sauver s’il avait fait plus vite. Le Fonds mondial aurait-il pu faire plus vite? Sûrement.

Aujourd’hui, plus de 3 millions de personnes séropositives sont en vie grâce à des ARVs payés par le Fonds mondial, une organisation reconnue pour la rapidité avec laquelle elle a fait parvenir des milliards de dollars d’aide dans les pays pauvres. Mais il y en a trois fois plus qui ont besoin de ces médicaments, qui n’ont pas les cent euros du traitement annuel et dont une grande partie va très probablement mourir dans les années qui viennent parce qu’actuellement, à cause de la crise économique mondiale, tous les pays riches réduisent leur aide au développement.

Dans le confort de nos bureaux climatisés à Genève, à l’abri de nos plans de travail et objectifs quotidiens, il est facile de ne pas se sentir directement responsables. L’aide humanitaire s’est professionnalisée et n’a plus rien à voir avec l’esprit missionnaire de ses débuts. Aujourd’hui, les travailleurs de l’humanitaire sont des spécialistes embauchés pour leurs compétences techniques. Chacun est responsable de son petit bout de la solution (pour moi, à l’époque, c’est la communication par Internet). On perd facilement de vue la réalité pour laquelle nous travaillons: ces millions d’enfants, d’hommes et de femmes dont la vie est suspendue à l’efficacité et la rapidité avec laquelle nous pouvons leur faire parvenir cette aide.

Les choses bougeraient-elles plus vite si nous vivions et travaillions dans un plus grand sentiment d’urgence? Comme O. Schindler devant ces Juifs qu’il savait condamnés s’il ne faisait rien pour eux, là, dans l’instant présent, je suis persuadé que les pays donateurs et tous ceux qui sont impliqués dans ce type d’aide humanitaire se trouveraient des ressources insoupçonnées s’ils étaient plus en phase avec la réalité.

Une communauté de survivants du SIDA

Ma rencontre avec Wayne Matthysse s’est faite en coup de vent, juste le temps de tourner quelques images pour documenter son travail pour le site web de mon employeur. Une visite guidée que j’ai filmée au pas de charge avant de filer vers un autre rendez-vous et d’autres histoires à raconter. Des années plus tard, cette rencontre furtive m’habite toujours. Je suis émerveillé et rassuré sur l’espèce humaine quand je croise la route de personnes comme lui, des gens portés par l’envie d’être utiles et cohérents avec eux-mêmes, une vraie force de changement pour ceux qui en ont le plus besoin.

Aujourd’hui, avec l’aide des ARV, le mouroir de Wayne M. s’est transformé en une communauté de survivants du SIDA, 65 enfants dont plusieurs dont les parents sont morts au centre, et 20 adultes. Le tiers des enfants sont séropositifs ainsi que presque tous les adultes qui s’occupent d’eux. En janvier 2007, grâce aux meilleures conditions d’accueil et de soins à l’hôpital local, l’hospice de Wat Opot que l’on voit dans la vidéo a été fermé aux patients adultes et le projet a été rebaptisé « Communauté des enfants de Wat Opot ». Et loin des projecteurs, à force de d’entêtement et de petits gestes quotidiens, un Américain et son associé cambodgien poursuivent leur chemin et irradient ce que cela devrait signifier d’être humain.

Pour plus d’informations (en anglais), le site web de Partners in Compassion.

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