Je crois connaître l’histoire de Chantal, comme toutes celles que je raconte chaque jour à la radio. Une histoire que je résume en quelques minutes, ce que mon métier exige.

Quand la grille se referme sur elle, c’est pour vingt-cinq ans: une vie d’enfermement, à l’écart du monde. Dernières étreintes avec sa famille, larmes, cœurs lourds…

Cette Québécoise de vingt-quatre ans entre au cloître, un événement rare (la plus jeune sœur a plus de deux fois son âge) auquel elle me permet d’assister.

Je l’ai interviewée quelques minutes plus tôt. Juste le temps de me faire l’impression d’une jeune femme bien dans sa peau, ni éteinte, ni brisée par un chagrin d’amour.

D’ailleurs, elle est pianiste et adore les vieux airs de rock n’ roll qu’elle a bien l’intention de jouer au couvent, dit-elle, lorsque l’occasion s’y prêtera. Je tiens mon sujet: une cloîtrée rock n’ roll! J’aime bien l’image, comme dans les films, celle qui conclut mon reportage radio..

S’enfermer pour être libre

Vingt ans se sont écoulés depuis ma rencontre avec Chantal et ses derniers mots résonnent encore en moi:

« Sans la grille, je n’aurais pas la liberté que je recherche ».

S’enfermer pour être libre!… Mais libre de quoi?

D’aimer Dieu comme elle l’entend, me répond-elle avec passion, d’un amour exclusif, total et inconditionnel.

Chantal03_OKDerrière mon micro, je me sens gagné par une étrange émotion. A une époque qui offre peu d’espace aux doux illuminés, le pari fou de cette jeune femme en quête d’absolu me fascine. Elle est allée au bout de sa logique, prête à faire le sacrifice de sa vie pour un idéal qui la dépasse.

Si mes calculs sont bons, après toutes ces années, Chantal devrait bientôt avoir droit à sa toute première sortie. Où en est-elle aujourd’hui?

Sans trop y croire, je lance une recherche sur le web, qui n’existait pas à l’époque. Surprise: le cloître est sur Internet!

Alors, j’envoie un message, comme une bouteille à la mère… supérieure…

Et quelques heures plus tard…   dans un flot de points d’exclamation…   Chantal refait surface!

« Bonjour cher M. Bourgoing! Sœur Chantal est sortie du cloître depuis 1996!!!  Expérience de foi sublime, mais expérience humaine extrêmement difficile! Le cloître m’a presque totalement démolie… Je suis sortie de là en mille morceaux, devant être aidée pour me rebâtir. J’étais non seulement dans une communauté religieuse qui n’avait pas du tout évolué en 100 ans, mais la sœur qui m’a formée était aussi la plus fermée de toute la communauté. Quand j’ai demandé de l’aide, on m’a répondu que si c’était la croix que Jésus voulait me donner, on ne pouvait pas me l’enlever!!! »

S’il fallait réécrire l’histoire, j’aurais mon nouvel angle: la grille n’était pas qu’un symbole, après tout…

J’ai juste le temps de me faire cette réflexion que je reçois son deuxième message avec, en pièce jointe, un article de magazine qui change tout.

La mémoire du corps

« C’était lors d’une consultation avec ma psychothérapeute. (…) Tout d’un coup, ça s’est déclenché. Mon corps s’est crispé et mon bassin s’est mis à donner des coups irrépressibles. Une petite voix a monté de ma gorge: ‘Non! Non! Non, papaaa!’. Une digue venait de rompre dans ma mémoire et j’étais redevenue la petite de cinq ans qui se fait violer par son père. »

Mon corps crie au violCe que j’apprends dans Mon Corps Crie Au Viol (PDF – 7.8 Mo) est un choc. Chantal a été victime d’agressions sexuelles dans son enfance, entre les âges de 5 et 12 ans. D’abord par celui en qui elle avait une confiance absolue, son papa, « un être fragile et colérique atteint de schizophrénie », pendant que sa maman était elle-même hospitalisée pour une cure de sommeil. Et plus tard par son beau-père, sans que sa mère ne vienne à son secours.

Étrangement, elle ne ‘savait’ rien de son passé d’inceste avant d’entrer chez les sœurs. Comme certains traumatisés de guerre, la petite fille avait enfoui ces souvenirs dans son inconscient. Jusqu’à ce que son corps les lui rappelle au cours de cette séance de psychothérapie et pendant les deux années douloureuses qui vont suivre.

Alors, par réflexe de journaliste ou pour me blinder peut-être, je cherche un nouveau sens à cette absurdité, un lien entre viol et voile. J’émets l’hypothèse que Chantal est entrée au couvent pour se protéger du monde extérieur, comme si la prison était de mon côté de la grille. Je m’accroche à cette image comme une idée fixe. Et quand elle m’assure que son attirance pour la vie religieuse n’était pas une fuite, je commence à me demander si je ne suis pas prisonnier moi-même de ce que je projette sur elle, comme de tout ce que je crois percevoir de la réalité qui m’entoure. « L’appel de Dieu était réel. Je n’en douterai jamais! Je continue de croire que mon passage au cloître était pour quelque chose. Parce que dans la vie, il n’y a rien pour rien… »

Pour Chantal, la réconciliation avec son passé s’est faite en partie par l’écriture. « En 2007, j’ai entrepris d’écrire une lettre à la fillette que j’étais pour lui dire que j’en avais assez vu, que je la croyais maintenant, que beaucoup de gens la croyaient et que je n’avais pas besoin d’en savoir davantage. » Je crois bien que j’en sais assez, moi aussi. Assez pour entrevoir que j’ignore tout de cette histoire qui me dépasse et ne m’appartient pas.

Heureuse et enfin libre

« Je suis aujourd’hui mariée, mère de deux beaux enfants et je travaille dans une ferme!  J’ai été journaliste à mon tour, dès ma sortie du cloître jusqu’à l’année dernière. Aujourd’hui je vais BIEN, je mords dans la vie, je suis heureuse et libre!! »

Chantal_OK

Quelque part entre Montréal et Québec, une ex-petite sœur poursuit son chemin avec la foi intacte et une grande reconnaissance pour ce que sa nouvelle vie lui apporte, que ce soit auprès de ses enfants et de son Chantal09_OKmari, quand elle s’occupe de la toilette d’une vieille dame, qu’elle anime un groupe de personnes déficientes ou même dans son travail dans un élevage de chèvres.

« Ce besoin de silence du cloître, je le retrouve tous les matins. Le gros de mon travail se fait seule. Et je le fais presque entièrement en prière. Le monde, je le porte dans ma prière par des petits gestes très banals pour lesquels je donne un autre sens. Exemple? Mes caresses faites aux chèvres sont offertes pour tous les enfants qui au moment même où je travaille se font abuser, ou violenter. »

« Merci de me permettre de me rappeler à quel point le Seigneur a été bon pour moi!« , me dit Chantal en acceptant que j’écrive ces lignes, affirmation apparemment absurde, comme une provocation, un appel à me libérer à mon tour de ces conditionnements qui m’aveuglent, qui me poussent à préférer les raccourcis, à voir la réalité comme je suis et non comme elle est.

« Tu devrais me voir avec mes chèvres! Une vraie folle!!! Je chante des berceuses à mes bébés ces temps-ci pendant qu’elles boivent leur biberon!! Rares sont les chèvres qui commenceront leur vie avec autant d’amour!!! »

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