Je me crois préparé à ce que je vais découvrir à El Moqatam et pourtant… Comment peut-on ressentir autre chose qu’un choc violent devant des centaines d’adultes et d’enfants qui fouillent des montagnes d’ordures à mains nues? Tous les jours, un balai incessant de charrettes tirées par des ânes ramène dans ce quartier-dépotoir les ordures des riches de la capitale égyptienne. Il y en a partout, au rez-de-chaussée ou sur les toîts de leurs cabanes qui croulent déjà sous des tas d’immondices. Les chiffonniers du Caire, aussi appelés « Zabaleens », trient tout ce qui peut être récupérable et vendu au recyclage, au milieu de jeunes enfants qui jouent pieds nus, insouciants, sur une des plus grandes concentrations de microbes au monde.

De ce mauvais rêve, je me rappelle particulièrement deux choses: l’odeur épouvantable et le sourire déconcertant des habitants.

* Pour voir les photos en plein écran, démarrez le diaporama et cliquez dans le coin inférieur droit

Ce jour-là, en avril 1988, je suis accompagné d’une amie qui apprend l’arabe à l’Université américaine du Caire. Tamina fait les présentations avec ceux que nous rencontrons et demande pour moi, un peu mal à l’aise, si je peux les prendre en photo. Etrangement, ils acceptent pour la plupart et prennent la pose, sans gêne apparente.

Comme ce jeune homme qui fait du culturisme et qui accepte l’auto-dérision que je lui propose en gonflant les muscles pour la photo. Je le fais bien rire avec mon physique hors-compétition. Au point où il nous invite chez lui pour prendre le thé, à deux mètres de quelques cochons noirs qui pataugent dans un demi-mètre de boue pestilentielle, au milieu d’un épais nuage de mouches, des cochons engraissés aux ordures pour faire de la charcuterie. J’ai le coeur au bord des lèvres et fais des efforts surhumains pour garder un air détendu jusqu’à ce que se produise ce que je craignais: il nous invite à manger!

  • C’est trop d’honneur. Merci beaucoup mais… euh… nous ne voudrions pas abuser de votre hospitalité et d’ailleurs… euh… je vois l’heure qui file…  

L’odeur âcre et lourde est insupportable mais, encore aujourd’hui, je crois que ce sont tous ces visages souriants qui me font la plus forte impression.

Un sourire pour la photo?

Il y a un tel décalage entre le plaisir que ces gens semblent prendre à être photographiés et le décor sordide dans lequel ils vivent. Leur sourire ne correspond pas à l’arrière-plan des photos.

Comme celui de cet homme qui fouille le contenu d’une charrette avec ses enfants, sa femme et quelques chèvres qui leur disputent leur tas de déchets. Serait-il flatté que quelqu’un s’intéresse à lui? Un peu simple d’esprit? Ou très croyant, porté par quelque chose qui l’illumine de l’intérieur et l’aide à tenir le coup? La plupart des enfants ont des chapelets et des petites croix au cou. Ce sont des chrétiens coptes, ce qui explique la présence de cochons, animaux bannis par l’Islam.

A moins que sa réalité soit différente de ce qu’elle semble être? J’ai lu quelque part que certains arrivent à vivre confortablement de leur activité. Hum… peut-être, mais ça ne donne quand même pas envie de changer d’emploi…

Et la dignité dans tout ça? Comment arrivent-ils à garder la tête haute au point d’accepter de sourire pour la photo d’un inconnu? Ce qui est « dégradant » est peut-être finalement très relatif et personnel. Dans les pays riches, on se glorifie de trier les ordures et de recycler tout ce qui peut l’être. Je le fais moi-même: déchets alimentaires d’un côté pour le compost, plastique, papier et verre de l’autre pour le recyclage. Après tout, les chiffonniers du Caire ne font pas autre chose, pourrait-on se dire. Ils jouent un rôle utile pour la société et parviennent à nourrir leurs enfants et à vivre de leur travail.

L’héritage de Soeur Emmanuelle

Dernière hypothèse: ces gens seraient-ils tout simplement heureux d’être en vie? La vie mériterait-elle qu’on lui sourie même sur un tas d’ordures? C’est le pari qu’a fait Soeur Emmanuelle quand elle est venue s’installer chez ces pariahs de la société égyptienne en 1971, à 63 ans (en savoir plus sur Wikipedia).

Avec l’aide d’églises locales, elle a lancé plusieurs projets de santé et d’éducation pour améliorer leur quotidien, comme une usine de compost pour éliminer les ordures alimentaires qui, partout, transformaient les rues en champs de boue. L’oeuvre de Soeur Emmanuelle, décédée en octobre 2008, se poursuit aujourd’hui avec une communauté d’une vingtaine de soeurs qui gèrent pour eux des dispensaires, des écoles, des jardins d’enfants, des centres de formation et un club social (cliquez ici pour aider et parrainer un enfant de Mokattam ou voir une vidéo sur ce sujet).

En France, pays farouchement anticlérical, la petite bonne soeur pleine d’énergie, de bon sens et d’humanité est une icône. Probablement parce que son exemple rappelle à tous que l’essentiel n’est pas toujours là où l’on croit: « La joie chante là où l’on vit sans eau, sans électricité, sans loisir, disait-elle, mais dans la fraternité, là où la relation d’amour et d’amitié est la base essentielle même de la vie quotidienne ».

***

…et pour en savoir plus…

Un reportage réalisé en 2010 par France2 où il est fait mention de la volonté du gouvernement Mubarak de déloger les chiffonniers (voir aussi à ce sujet Egypte: Vivre parmi les morts):

httpv://youtu.be/dcG3pTuvAWk

Un reportage de France 24:

httpv://youtu.be/Uj5cGY5Eapg

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