J’ai un peu honte d’avoir osé demander à cette femme de la brousse africaine si elle est heureuse. Ce que Na Traoré subit est un concentré de violations des droits de la femme. Cette analphabète n’a jamais eu de temps libre depuis 35 ans, enchaînant les corvées éreintantes du matin au soir, mère de sept enfants, victime de mutilation sexuelle lorsqu’elle était jeune et mariée de force à un homme qui la bat parfois, qui prépare ses cinq filles au même destin, et dont elle espère qu’il prenne une autre femme.

Je suis étonné d’avoir eu la chance de trouver quelqu’un qui illustre à elle seule toutes ces injustices et mauvais traitements infligés aux femmes. Un cas d’école, me dis-je, un scoop.

Le contexte

Nous sommes en février 1994 au Mali. Je prépare L’Afrique invente son féminisme, un grand reportage pour un quotidien montréalais sur l’émergence des associations de lutte pour les droits des femmes en Afrique subsaharienne. Atteindre Pampala, le petit village de Na Traoré, a été en soi toute une aventure. Cinq heures de piste poussiéreuse depuis Bamako, suivies de dix kilomètres en pleine brousse, sans aucune piste cette fois, zigzaguant entre les baobabs et les rochers, suivant des repères que seul le chauffeur semble distinguer. A notre arrivée, tout le village s’est vidé, heureux de voir débarquer un Blanc. L’accueil est extraordinaire. J’y reviendrai…

Je suis accompagné par deux employées locales d’une ONG canadienne, Sahel 21, qui finance des micro-crédits pour les femmes au Mali, de tout petits prêts pour démarrer des activités artisanales et gagner un peu de sous pour sortir du cycle de pauvreté. Le micro-crédit a valu le prix Nobel de la Paix en 2006 au Bangladais Muhammad Yunus. Surnommé le « banquier des pauvres », il l’a institutionnalisé en créant la Grameen Bank et l’a popularisé dans le monde entier.

  • Alors, Na Traoré, heureuse?…

Mon accompagnatrice qui me sert d’interprète semble avoir de la difficulté à traduire « être heureuse » en bambara. Quand elle y parvient finalement, il y a un moment d’hésitation où l’expression du visage de ma Desperate Housewife africaine passe de l’incompréhension à l’incrédulité avant de s’illuminer dans un grand éclat de rire.

  • Mais bien sûr! Quelle question!

Ce que j’en retiens

Aujourd’hui encore, au-delà du sujet de L’Afrique invente son féminisme, la réponse de Na Traoré me pose beaucoup de questions.

  • Entre le cauchemar et la réalité

Cette paysanne analphabète m’a fait prendre conscience que je devais me méfier du regard que je portais sur sa réalité. « Les femmes rurales ne sont pas du tout frustrées« , me disait la présidente de la Ligue des droits de l’homme du Mali. « Elles n’ont jamais connu autre chose! Elles éprouvent un plaisir à effectuer les travaux ménagers. Elles vivent intensément leur vie de mères de famille. »

Il y a un profond décalage entre ce qu’un Occidental croit connaître d’une vaste région comme l’Afrique subsaharienne et ce qu’il perçoit quand il y met les pieds la première fois. Dans son imaginaire, les Africains collectionnent toutes les raisons d’être malheureux, voire suicidaires. Pourtant, leurs sociétés fonctionnent: les rues grouillent de vie, les gens se parlent, travaillent, vont au marché, font la fête, aiment leurs enfants, etc. Les statistiques et les études des agences d’aide ne quantifient pas le travail informel, ne prennent pas en compte le rôle de la famille et de la communauté comme filets de sécurité sociale (elles sont leur propre assurance chômage, assurance maladie, fonds de retraite), négligent l’importance de la tradition et de la spiritualité pour réguler le quotidien.

  • Qu’est-ce que le « développement »?

Depuis qu’on a eu l’idée de diviser le monde en pays « développés » et « sous-développés », et de créer toute une industrie de l’aide internationale pour que les habitants des pays « sous-développés » « rattrapent leur retard », toute cette logique et ce langage ont déformé notre regard sur la réalité des pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. On ne trouve plus les mots pour masquer notre gêne vis-à-vis cette division du monde que nous avons artificiellement créée: doit-on dire « pays pauvres »? « du Tiers-Monde »? « sous-développés »? « en développement »? « émergents »? « du Sud »? Le soi-disant « développement » est mon pain quotidien depuis plus de 25 ans, et pourtant, je m’y perds encore. Aucune de ces étiquettes ne me semble acceptable parce que ce qu’elles décrivent repose sur une fiction.

  • Quand est-on justifié à venir en aide aux gens qui ne demandent rien?

Les problèmes de Na Traoré (excision, polygamie, analphabétisme, manque d’accès à la contraception, etc.) sont insoutenables pour le Franco-Canadien que je suis mais ils sont le fruit d’une évolution historique qui ne peut pas être balayée du jour au lendemain. Dans quel ordre et à quel rythme les agences onusiennes et autres ONGs sont-elles justifiées d’intervenir sur ces sujets? Quand doit-on aider les gens qui ne demandent rien et quand serait-il souhaitable de les laisser évoluer à leur propre rythme?

Cette autre présidente d’association féminine de Bamako m’expliquait que son plus grand problème était que les femmes rurales ne réalisaient pas qu’elles avaient besoin d’elle: « D’abord, il va falloir trouver des moyens pour alléger leurs travaux. C’est ce qui les écrase. Elles passent des heures exténuantes à piler le mil. Une fois libérées de ces corvées, elles auront du temps pour apprendre à lire et à écrire. Et quand elles pourront lire et écrire, elles sauront qu’elles peuvent avoir une vie meilleure. »

Ceci me rappelle ce programme d’installation de pompes électriques pour puiser l’eau dans plusieurs villages d’Afrique de l’Ouest. Sur papier, l’approche de l’ONG en question était d’une logique implacable: libérer les femmes d’une corvée éreintante pour leur permettre de se reposer un peu et d’utiliser ce temps dans des activités artisanales rémunératrices. Dans la réalité, les femmes s’opposaient aux pompes électriques parce que l’attente autour du puits était le seul moment de la journée qu’elles avaient de se rencontrer et d’échanger des nouvelles (un autre besoin essentiel)…

Quand la communauté internationale doit-elle intervenir et quand devrait-elle s’écarter et permettre d’autres modèles de développement? Où pourrait être le juste milieu qui respecterait le rythme d’avancement de chaque peuple? L’aide internationale devrait-elle se limiter à l’humanitaire et aux besoins vitaux (manger à sa faim, avoir accès à des soins de base et à l’école, etc.)? Si oui, qui serait justifié à définir ce qui est un besoin vital et selon quels critères?

A l’heure d’Internet et de la mondialisation, ces questions se posent-elles encore ou sommes-nous devenus si interdépendants qu’il n’y a plus de place que pour un seul modèle d’évolution, celui des pays industrialisés?

2 réponses
  1. Bernard
    Bernard dit :

    L’éclat de rire de la femme de la brousse, et toute cette analyse autour de la condition féminine est captivante et très juste de ton. Les femmes ont une profondeur de vie qui nous sidère souvent. Sans avoir forcément besoin d’aller…en Afrique.

    Répondre
  2. Claudine
    Claudine dit :

    L’analyse est juste mais je trouve que la description du contexte et de la situation est trop mince par rapport à l’analyse, comme pour les femmes voilées. D’ailleurs, tu annonces que tu « reviens » sur l’accueil des villageois, on attend la suite de l’histoire et tu n’en parles pas. Ce sera pour une autre photo?
    Oui, il faut plus de subtilité pour comprendre le tiers-monde et ne pas imposer notre vision des choses, comme un rouleau compresseur. C’est bien que, comme pour la photo du vieillard de Bhopal, tu remettes en question ta vision de journaliste.

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