L’histoire se passe au Guatemala un six novembre, celle de quatre inconnus qu’en apparence tout éloigne.
Rosa est une indigène de 38 ans, mère de huit enfants, dont le plus vieux a 21 ans et le plus jeune, à peine quelques jours. Ses enfants vivent pieds nus, dans une cabane posée à même le sol, protégés par un toit en tôle ondulée.
Ils habitent au nord-est du pays, près du Belize, dans la jungle infestée de moustiques, au bout d’un sentier auquel on accède par une piste.
Dans la capitale, Carmencita habite le quartier de la gare. Pour vivre, cette mère de trois filles et grand-mère de quelques petits-enfants, se prostitue. Aujourd’hui, elle reçoit la visite d’Olga, une travailleuse sociale avec qui elle révise les bases de l’utilisation du préservatif.
Un peu plus tard, à deux pas de chez Carmencita, Óscar accueille des invités de marque dans son palais.
Óscar est président de la République. Après les discours d’usage, le champagne et les petits fours, place à la fête: les invités ont droit à un spectacle de musique traditionnelle et de danses folkloriques.
Le trait d’union éphémère entre ces histoires, celui que le Président tient par l’épaule comme un vieux copain, c’est moi. Et le sésame qui m’ouvre la porte de ces univers parallèles, c’est l’argent de l’organisation qui m’emploie: des millions pour des moustiquaires contre la malaria, comme ceux sous lesquels dort la famille de Rosa, des médicaments contre la tuberculose, des préservatifs et des conseils contre le sida, dont bénéficie Carmencita. Pour cette aide, le Président reçoit les représentants du Fonds mondial réunis à Guatemala City pour leur conseil d’administration.
Étrange journée. En quelques heures et quelques kilomètres, entre la jungle, un bordel et un palais, chez une indigène, une travailleuse du sexe et un président de la République, je glisse sans transition de la misère à l’opulence dans des mondes qui s’ignorent. Rosa, Carmencita et Óscar disent merci pour la photo, tout le monde sourit et chacun, moi le premier, joue son rôle comme si tout ce qui nous sépare était dans l’ordre des choses.
J’ai ce que je suis venu chercher: des photos, des infos et des interviews pour la communication de mon employeur. Et ce soir-là, dans mon hôtel tout confort, avant mon vol de retour en classe affaires, je crois que je dors bien.
‘Il faut bien des pauvres.’
Des journées comme celle-ci, avec ses contrastes et ses paradoxes, j’en ai connu d’autres. Dans mon métier, les gens de tous les milieux vous ouvrent leur intimité, contents qu’on s’intéresse à eux, espérant que ça change quelque chose. C’est ce que je (me) répète depuis plus de vingt-cinq ans sans toujours y croire.
Quand j’y repense, je me demande parfois à quoi je participe. Difficile de justifier un tel déploiement de moyens pour quelques photos de gens qui vivent dans la pauvreté, des images à l’impact probablement dérisoire qui dorment aujourd’hui dans les disques durs d’une organisation internationale, comme des milliers d’autres. Pas sûr de savoir où je me situe, moi qui s’affiche aux côtés d’un puissant dont, ce soir-là, j’ignore tout, comme des dizaines d’autres qui défilent pour que je les immortalise avec le Président avant qu’il invite le photographe, à son tour, à passer devant l’objectif.
Alors, pour trouver une chute à cette histoire, je me tourne vers mes enfants à qui je la raconte sans l’embellir, leur demandant conseil, prêt à ce qu’ils m’étonnent, comme ils le font souvent. C’est Louis, 9 ans, qui dégaine le premier. Pour lui, tout semble évident.
- C’est simple, explique-t-il avec son aplomb de philosophe en herbe. Il faut bien des présidents… sinon il n’y aurait pas de chef du pays!
Jusque-là, ça va…
- Il faut bien des prostituées…
Ah bon?…
- Oui, parce qu’il y a plein de gens seuls et tristes…
Comment un garçon de son âge peut-il faire des affirmations pareilles?… Je n’ai pas le temps de lui demander qu’il rajoute…
- Et il faut bien des pauvres…
Alors là, il est coincé le petit bonhomme… arrivé au bout de sa logique! Je suis sur le point de l’interrompre, de lui expliquer qu’il ne ‘faut’ pas des pauvres, que ce que ces gens vivent est difficile, que c’est injuste, etc., quand il conclut, toujours sûr de lui:
- …Eh oui, sinon tu ne pourrais pas nous raconter tes histoires!
La conclusion de Louis, fier de sa pirouette, provoque un grand éclat de rire. Mais elle contient peut-être sa part de vérité: si mes histoires paraissent absurdes, si je n’y vois pas de sens, ça ne doit pas m’empêcher de les raconter, pour que mes enfants, peut-être à leur tour, continuent à le chercher.
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