L’arrivée à Pampala est un choc.
Après des heures de mauvaise route depuis Bamako, une soudaine sortie de piste pour rouler en pleine brousse, là où aucun véhicule ne s’aventure jamais, suivie de dix kilomètres à zigzaguer entre les baobabs, secoués en tous sens, guidés par des repères que seul le chauffeur semble distinguer, mes deux accompagnatrices maliennes et moi émergeons du 4×4 dans un immense nuage de poussière, accueillis comme des rock stars.
Le village s’est vidé pour venir à notre rencontre. On se bouscule et se presse contre moi dans une cohue incroyable, une soixantaine de regards qui me sondent, incrédules qu’une voiture et un toubab soient arrivés jusqu’ici. Enfants hilares, femmes aux seins nus, ils me sourient et me parlent tous en même temps, dans une langue dont je ne comprends rien, attendant une réponse qui ne viendra pas.
Et puis on me présente au chef. Un petit homme dans un costume de carnaval : tunique ocre cousue d’un petit oiseau naturalisé sur l’épaule, coiffe rehaussée de cornes de gazelle. Il tient une pétoire de la première guerre mondiale, comme une caricature de l’ère coloniale.
L’accoutrement et l’apparence du vieil homme, à qui il ne reste que deux dents, pourraient prêter à sourire. Mais contrairement à d’autres chefs de village, il ne cherche pas à m’impressionner. Sa dignité me touche. Et le respect qu’il inspire autour de lui est palpable.
Nous faisons quelques pas sur le sol soigneusement balayé, au milieu des cases aux toits de chaume et des poules. Un village à la beauté irréelle, dans la lumière rasante de fin de journée, comme suspendu dans le temps. Pour ne rien gâcher au moment, je m‘interdis de sortir mon appareil photo.
Vient le temps des présentations officielles. Alors qu’on nous invite à prendre place sur une natte posée sur le sol, quelqu’un m’offre une chaise en plastique, apparemment la seule du village. J’ai la présence d’esprit de refuser : si j’accepte, je trônerai au-dessus du chef.
Je me déchausse et m’assois, prenant une pose faussement décontractée et assurant mes hôtes que ‘Oui, merci, mais je suis très bien par terre’.
Des enfants s’approchent timidement et prennent place autour de moi. Certains tirent sur les poils de mes doigts, une curiosité dans ce coin du monde, comme pour mes cheveux lisses que d’autres osent caresser pour sentir l’effet. Je me laisse faire pendant que les adultes, debout autour de la natte, me fixent intensément.
Mes accompagnatrices me soufflent la conduite à tenir. Je bafouille quelques phrases convenues, assure mon hôte qu’on parle de son village jusque dans la capitale, le remercie de son accueil, explique ce qui m’emmène ici : un reportage sur une expérience de micro-crédit pour les femmes, initiative d’une ONG canadienne qui pourrait paraître dérisoire mais qui, reproduite dans de nombreux pays, annonce la naissance espérée d’un féminisme Made in Africa.
Enfin, après les salamalecs, le chef m’autorise à interviewer les femmes et j’enclenche l’enregistrement sur mon magnétophone.
Un cadeau troublant
Dans les dernières lueurs du jour, quand je crois l’affaire bouclée, je remercie le chef et demande la route, expliquant qu’il nous faut regagner Ségué, un village où nous passerons la nuit. Sa réponse est sans appel : ‘Pas question, il faut interroger les hommes !’.
Dans le regard lourd d’insistance de mes accompagnatrices, je comprends que je n’ai pas le choix, et je m’exécute à contrecœur, simulant des interviews qui satisfont tout le monde.
Mais alors que je redemande la route, j’essuie un nouveau refus : ‘Pas question. Il faut manger !’
Dans ce village sans eau ni électricité, je redoute le pire. A la lueur d’une lampe à pétrole, on m’apporte de l’eau et du savon pour me laver les mains, et une pâte verte surmontée d’une sauce gluante au gombo dont la consistance visqueuse me soulève le cœur. Toujours assis par terre, encerclé par mes hôtes et le chef qui ne me quittent pas des yeux, je prends la calebasse et mon courage à deux mains, mets la main à la pâte, en avale un peu du bout des lèvres, et mens effrontément. ‘Hmmm… C’est bon ! Merci beaucoup !’
Je crois avoir réussi l’épreuve, enfin prêt à déguerpir, mais… ‘Pas question…’ ! Dans une autre calebasse, on m’apporte en guise de dessert ce que je redoute le plus : le lait caillé. Jusque-là, j’ai fait un sans-faute. Mais avec le lait caillé, c’est certain, je vais vomir. Devant tout le monde. Triste point d’orgue d’une rencontre qui devait rester dans les annales du village, la visite d’un Blanc dont on parlerait longtemps, qu’on était heureux d’accueillir… jusqu’à ce qu’il répande généreusement sur la natte impeccable le festin qu’on venait de lui offrir.
Grand moment de solitude. Mais quand faut y aller, faut y aller. Alors j’inspire profondément et hop, une petite gorgée que j’avale en apnée… Miracle : c’est bon ! Sucré comme un yaourt liquide et, je l’apprendrai, tenu au frais dans un canari d’argile partiellement enterré, le frigo traditionnel du désert.
Le lendemain matin, après la nuit à Ségué, je m‘apprête à plier bagage quand une de mes compagnes d’aventure m‘annonce : ‘Pas question. Le chef veut vous revoir !’
En route, elle m‘apprend que les villageois ont été touchés par ma délicatesse de refuser la chaise qui m‘était offerte, rassurés que j’aie semblé détendu malgré la modestie de leurs moyens. Au point où le chef, à qui j’avais offert un pot de miel à mon arrivée, m‘attend avec un cadeau inattendu : une petite chèvre qu’il n’est… pas question que je refuse. La pauvre biquette attachée dans la caisse du 4×4, nous rentrons enfin à Bamako où je l’offrirai à un ami qui en fera un meilleur usage.
Le sens véritable de l’hospitalité
Je raconterai souvent cette rencontre, marqué à jamais par la magie du lieu et, surtout, par l’extraordinaire bienveillance de ces gens. Offrir une chèvre quand on a si peu ! D’après ce que j’en sais, c’est un bien précieux pour des gens de la brousse, une source de revenus, de nourriture, d’épargne et de sécurité pour les temps difficiles.
Comment expliquer la générosité en apparence disproportionnée du chef ? Son geste était-il vraiment désintéressé ? Qu’attendait-il en retour ? M’imaginait-il plus influent que je le suis, espérant que mon reportage change le cours des choses pour lui et son village ?
Instinctivement, je plaque mes idées reçues et ma méfiance d’Occidental à la situation, croyant que son cadeau ne pouvait être que le fruit d’un calcul. Pourtant, au cours de mes voyages, j’en fais partout l’expérience : les gens les plus humbles sont souvent les plus généreux.
Quand j’évoque cette histoire autour de moi, j’ai droit à un festival de clichés. « Les Africains accordent plus de valeur aux relations humaines que nous. » Ou encore : « Ils ont la chance de mener une vie simple, en accord avec la nature. Ils se satisfont de peu. » Oui, c’est bien connu, l’Africain chante, danse et joue du tam-tam ! …
Entre les préjugés de ceux qui les regardent de haut et des bienpensants qui les idéalisent, où se situer ? Au Bénin, mon ami journaliste Olivier, à qui je raconte l’anecdote, m’offre un point de vue plus en prise avec les réalités locales.
- Tu pourrais croire que c’est parce que tu es un Blanc et que tu es venu dans un 4×4. Or tu as simplement profité d’une tradition. Ils ne s’attendaient pas à te recevoir. Ils t’ont accueilli comme ils accueilleraient tout étranger qui vient de façon imprévue.
- Oui mais cet homme était très pauvre et il m’a offert une chèvre. C’est énorme pour lui, non ?
- Mais Robert, à l’aune de quoi tu trouves qu’il est pauvre ? Est-ce que c’est en fonction de son habitat ? T’offrir une chèvre, ce n’est pas grand-chose pour lui. Il ne l’achète pas. Il t’offre ce qu’il possède. Dans les familles les gens ont des chèvres, de la volaille, donc ce n’est pas extraordinaire.
- Donc on ne se pose pas de question ? C’est juste une tradition ?
- L’hospitalité est une tradition. A l’époque de nos aïeux, il n’y avait pas les routes d’aujourd’hui. Celui qui allait rendre visite à un parent pouvait faire des heures à pied. Arrivé à destination, son hôte lui réservait un accueil chaleureux pour lui permettre de se rafraîchir, de reprendre un peu de forces. C’est ça l’hospitalité. Que quelqu’un fasse de longues distances pour venir te visiter, c’est qu’il t’accorde de l’importance. C’est un honneur pour celui qui accueille.
- Alors c’est comme en France ? Si tu viens chez moi, je vais t’offrir l’apéritif, prendre le temps de t’accueillir, et je ne me poserai pas de question ?…
- C’est la même chose. C’est normal. Ce n’est pas une obligation. C’est une tradition.
Ma discussion avec Olivier, aussi éclairante soit-elle, me laisse sur ma faim. Servir l’apéro me semble bien loin de ce dont j’ai fait l’expérience. Chez moi, l’accueil de l’étranger est généralement laissé à l’Etat. On ne le voit plus comme une chance mais comme une menace. On lui ferme la porte. Et quand il la force, on l’expulse.
Le traitement qui m’a été réservé était-il juste ‘normal’ ? Une simple ‘tradition’ ? Si oui, d’où vient cette tradition ?
Une déclaration africaine des droits de l’homme
Au fil de mes pensées, un détail me revient soudain. On m’a présenté le chef comme appartenant à un groupe très sélect, les « chasseurs dozos ».
Chasseurs ?… Dozos ?…
En quelques clics, ces mots-clés m’entraînent dans un voyage virtuel qui me rappelle le fossé qui me sépare de ces pays que je parcoure depuis plus de 30 ans.
J’apprends que dans ce coin du monde, un chasseur, bien plus qu’un homme qui traque du gibier, est le gardien de l’ordre moral et le protecteur du village, respecté pour sa connaissance très fine des plantes médicinales et son rapport au monde invisible, une fonction rare et prestigieuse dont il hérite après une longue initiation, suivie d’un apprentissage qui se poursuivra toute sa vie.
Au Mali, en Côte d’Ivoire, au Burkina Faso et en Guinée, des dizaines de milliers de chasseurs sont regroupés en confréries, des sociétés initiatiques dont la principale est celle des Dozos (« l’homme de la chasse » en langue bambara). Leur code moral adopté en 1222, le Serment des Chasseurs, est fondé sur sept principes, allant de la protection des faibles, la justice et l’honnêteté, la solidarité, des règles de chasse en harmonie avec la nature, jusqu’à l’affirmation de valeurs qui annoncent l’abolition de l’esclavage et la libération de l’Homme. « Toute vie est une vie, affirme-t-il. Il est vrai qu’une vie apparait à l’existence avant une autre vie. Mais une vie n’est pas plus ‘ancienne’, plus respectable qu’une autre vie. De même qu’une vie n’est pas supérieure à une autre vie. »
En poussant la recherche un peu plus loin, je découvre que ces principes forment la base, quelques années plus tard, d’une autre série de règles énoncées à l’issue d’une bataille historique qui aboutit à la naissance de l’empire du Mali, cette grande civilisation médiévale ouest-africaine qui s’étendait sur plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest, dont le Mali actuel.
En 1236, le jour de l’intronisation du vainqueur, Soundjata Keïta, dans une plaine appelée Kurukan Fuga, près de la frontière actuelle de la Guinée, celui-ci s’inspire du Serment des Chasseurs pour codifier avec de nouvelles règles tous les aspects de la vie du peuple mandingue. En l’absence de langue écrite, celles-ci vont traverser les siècles grâce à l’extraordinaire vitalité de la tradition orale africaine, portée par les griots qui les chantent et les transmettent lors des mariages et autres cérémonies, ainsi que par les chasseurs qui en incarnent l’esprit par l’observance de leur propre code moral.
Le secret de ma chèvre
Entre 1975 et 1998, l’ethnologue et historien malien Youssouf Tata Cissé, lui-même chasseur initié, traduit et retranscrit ces règles orales de vie en commun après les avoir recueillies auprès de ses compatriotes et griots. C’est la Charte du Mandé (ou du Mandén, ou encore Charte de Kurukan Fuga), un texte structuré autour de 44 articles.
En 2009, l’Unesco inscrit cette charte au patrimoine culturel immatériel de l’humanité, un document souvent qualifié de première Déclaration des droits de l’homme de l’humanité. Une Déclaration des droits de l’homme née en Afrique des centaines d’années avant celles des Européens. Des principes qui n’ont attendu ni les colons, ni l’imprimerie ou les missionnaires pour fleurir dans toute cette partie du continent africain. Une charte qui affirme notamment… l’interdiction de refuser l’hospitalité, le devoir de partager sa nourriture et son abri, et la reconnaissance de la solidarité entre tous les êtres humains !
J’en ai maintenant la conviction : l’hospitalité dont j’ai fait l’expérience à Pampala n’était ni un simple geste de gentillesse ni une tradition sortie de nulle part, mais l’expression d’un code moral ancestral, enraciné dans la Charte du Mandé, qui fait de l’accueil de l’étranger une obligation sacrée. En m’ouvrant son village, le chef dozo ne faisait pas que m’honorer : il incarnait, à sa manière, un pilier de civilisation mandingue vieux de huit siècles !
Tout se bouscule. Ce que je tiens pour acquis sur la démocratie et les droits humains, ces valeurs ‘révolutionnaires’ dont l’Occident s’attribue la paternité pour éclairer le monde, se fissure. Des sociétés africaines ont inventé leurs propres formes d’humanisme, adaptées à leurs contextes, bien avant la colonisation et les Nations unies, avec des mécanismes de justice, de régulation sociale, et d’égalité.
Les règles de la Charte du Mandé de 1236, celles de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et celles de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948… toutes trois énoncées à l’issue de batailles sanglantes. Mais aussi les lois confucéennes, les codes de vie des peuples amérindiens ou les enseignements bouddhistes…
Comment des principes de sagesse en apparence universels – respect de la vie, justice, équilibre social, limitation du pouvoir, égalité et dignité humaine – ont-ils pu émerger au fil des siècles au sein de sociétés sans contact direct les unes avec les autres ? Sous le vernis de nos différences culturelles évidentes, des principes fondamentaux se manifestent spontanément, partout et à toute époque, apparemment portés par un seul et simple besoin : la nécessité de vivre ensemble.
L’arme à gauche
Magie de la technologie, je crois avoir retrouvé Pampala sur Internet, un village qui ne figure encore sur aucune carte mais dont on peut apercevoir les contours depuis… l’espace. Une piste s’étire maintenant jusqu’à ses portes. Les toits de chaume ont fait place à la tôle ondulée, surmontée peut-être par quelques panneaux solaires apportant l’électricité et, avec elle, le smartphone, Internet et les valeurs qui l’accompagnent.
Il y a longtemps probablement, son vieux chef et chasseur a passé l’arme à gauche et rejoint le monde des ancêtres. Depuis le monde invisible, celui auquel il a cru toute sa vie, il a peut-être la satisfaction d’avoir encouragé un toubab, grâce à une petite chèvre, à reconsidérer une partie de ses aprioris sur l’Afrique et les peuples longtemps qualifiés de ‘primitifs’. Mais ce qu’il incarnait lui a-t-il survécu ?
En quelques clics, mon envie de répondre aux préjugés négatifs sur l’Afrique par un autre cliché, celui de voir dans la Charte du Mandé une sagesse supérieure, parce qu’antérieure à celle des Européens, fait long feu. J’apprends que les chasseurs qui lui ont succédé dans la région ont pris part à des razzias sanglantes contre des villages peuls soupçonnés de s’allier aux djihadistes qui terrorisent cette partie du Sahel. Et cette violence n’est pas nouvelle : l’histoire des Dozos est marquée par les rivalités, les conflits armés et les systèmes de domination. Comme pour tous les peuples, leur société est complexe, très loin de la vision simpliste et rassurante du « bon sauvage », ce mythe popularisé par les philosophes des Lumières d’un homme fondamentalement pur et vertueux… tant qu’il reste à l’abri des prétendus vices de la civilisation moderne.
Certes, tout semble m’éloigner du chef de Pampala. Pourtant, au-delà de ce qui nous sépare, quelque chose me relie à ce vieil analphabète drôlement vêtu qui m’a accueilli simplement, à cœur ouvert. Un homme de la brousse aux antipodes de mes repères quotidiens, mais avec qui j’ai l’essentiel en partage. Cet homme, ni meilleur ni pire que moi, est mon frère.
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