Avec des enfants de la ville de Ganda, au milieu d'un champ de mines antipersonnel

Même casquette et mêmes lunettes que moi, découpées pour eux dans des bidons d’huile végétale et des boîtes de carton. Même walkie-talkie, sculpté dans de l’argile. Même casque d’écouteurs, bricolé avec des bouchons de plastique.

Quand je les aperçois, je me précipite pour me faire prendre en photo avec eux, amusé par cette rencontre improbable.

Il me faut un certain temps pour comprendre ce qui se passe vraiment : c’est moi qu’ils imitent ! Ou plutôt ce que je représente : l’image de ces travailleurs de l’aide humanitaire qu’ils voient défiler dans leurs 4×4 blancs de la Croix-Rouge, avec casquettes, lunettes de soleil, et autres accessoires.

De drôles d’enfants, étonnamment inventifs, qui se prêtent calmement à la séance photo que je leur propose. Comme ce musicien en herbe qui a fabriqué sa guitare avec deux bouts de bois et quatre fils de nylon recyclé. Et son copain à la lampe frontale improvisée.

Dans ces jeux d’enfants, je crois découvrir mon reflet, ma propre histoire, à quelques années et un continent d’écart. Dans ces yeux d’enfants, les mêmes rêves d’aventures et de pays lointains. Même envie de jouer, de rire, de faire la fête. Même appétit de vivre, même soif d’exister.

Mais un peu plus loin, d’autres jeux mettent fin à mes comparaisons hâtives.

Jeux de guerre

Deux garçons silencieux construisent deux petits châteaux de sable. L’un d’eux se lève, saisit une pierre d’une main et de l’autre, une tige de métal qu’il fait voler comme un avion. Au-dessus de la première mini-forteresse, il laisse tomber la pierre qui s’écrase sur le travail patiemment achevé. Chez l’autre, aucune protestation ni émotion apparente. Ni joie, ni peine. Ils reprennent aussitôt le même manège, imperturbables. Et le château de sable soigneusement reconstruit sera à nouveau détruit.

J’apprends plus tard que d’autres enfants fabriquent des poupées d’argile auxquelles ils cassent délibérément une jambe. « C’est pour faire plus réel« , m’expliquera un humanitaire de la Croix-Rouge.

Plus réel ?…

Ces poupées sont à l’image des nombreux amputés de guerre de Ganda, en Angola, où j’atterris en décembre 1995, en pleine guerre civile. Une petite ville posée au centre d’un immense champ de mines, dans un pays qui en compte 17 millions. Des engins dont certains sont conçus pour les enfants. « Les mines Papillon font énormément de dégâts, m’explique mon contact local. Ce sont des mines larguées d’hélicoptère ou d’avion, qui ressemblent à des petits papillons. Lorsque les enfants les voient, ils les prennent, ce qui leur fait sauter les mains. »

Il n’y a qu’à voir le nombre impressionnant d’amputés, une des plus fortes densités de mutilés de guerre au monde. Ils sont partout. Comme cet unijambiste qui attend dans son fauteuil-roulant auquel il manque une roue, devant la gare envahie par les herbes et les squatters, où aucun train n’est passé depuis des années.

Tout l’univers des enfants de Ganda, comme de la ville de Huambo plus à l’est, où je poursuivrai ma mission, gravite autour de la guerre et de l’aide d’urgence.

Les deux garçons qui détruisent leur château de sable simulent le bombardement de leur bunker, une scène devenue familière dans ce Beyrouth africain.

D’autres confectionnent avec des bouts de tôle récupérée des répliques étonnantes d’hélicoptères et de camions portant le sigle de la Croix-Rouge, parmi les seuls véhicules encore en circulation ici.

Clones tristes

Ce jour-là, en Angola, je suis arrivé au bout de mon rêve d’enfant. Leur guerre est mon gagne-pain : ils la vivent, je la raconte. Par réflexe narcissique sans doute, je suis tenté de croire qu’il n’y a que le terrain de jeu qui change. J’y vois mon reflet, mes souvenirs d’enfance.

Mais le miroir qu’ils me tendent est plus qu’un miroir déformant. C’est un miroir inversé. Ici, je suis l’élément le plus surréaliste, l’anomalie, l’exception qui confirme la réalité. Ils jouent à s’approprier la mienne, mais brisent leurs jouets pour s’aligner sur la leur, écartelés entre leurs rêves d’évasion et le besoin de reprendre le contrôle sur ce qui est incontrôlable.

Je repars chargé d’une dette que je m’efforcerai d’honorer. J’ai joué le jeu avec sérieux. Avec mes deux coéquipiers, je produirai quelques reportages et documentaires, et cette mise en scène entouré de mes clones qui font les clowns. Des clowns tristes.

Mais pour l’instant, j’en ai assez vu. Et, liberté absolue, c’est moi qui décide quand s’arrête le jeu.

J’ai tout ce que je suis venu chercher…

Direction : l’aéroport en ruines…

Embarquement immédiat pour le prochain vol humanitaire…

Game over.

 

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