La nuit a été courte et glaciale, des heures d’insomnie, cernés par un concert d’aboiements interminable, des animaux stressés par un danger invisible qui semble se rapprocher.
Nous voyageons en famille, avec quatre jeunes enfants, dans le nord du Vietnam, près de la frontière chinoise. Un circuit entièrement organisé par nous-mêmes, avec ses joies et ses imprévus. Comme cette erreur de réservation dans un hôtel miteux et désert où il a fallu batailler ferme pour qu’on nous prête deux chaufferettes de secours.
Pour lutter contre le froid, trois enfants dorment serrés les uns contre les autres, enfouis sous une pile de couettes. Dans un autre lit, le quatrième se met à vomir au moment où nous le calons entre ma femme et moi. Ma compagne, elle-même prise de malaises et dont l’état m’inquiète, loin de toute possibilité d’assistance médicale. Un de ces moments de solitude de ma vie de père, condamné à enfiler un habit de super-héros bien trop grand pour moi.
A l’aube, un coup d’œil par la fenêtre efface le mauvais rêve des dernières heures : levée de rideau sur la foire hebdomadaire de Bac Ha, un des marchés les plus colorés d’Asie. Descendues de leurs montagnes pendant la nuit, des représentantes de toutes les ethnies de la région ont installé leurs étals : Hmong fleuris, noirs, rouges ou blancs, kaléidoscope de costumes traditionnels, avec bijoux et coiffes assorties.
Le spectacle est au-delà de nos espérances : étoffes tissées, encens, épices et herbes médicinales, fruits exotiques, vin de maïs, bétail sur pied, produits de contrebande, etc. Les enfants s’imprègnent de tout, bruits, couleurs et odeurs, scotchés à ces femmes qui marchandent patiemment la vente de leurs buffles, fascinés par cet attroupement d’hommes qui parient sur un combat de coqs.
Et puis je comprends tout-à-coup d’où venait le vacarme de la nuit. Alignées dans un coin du marché, des commerçantes de carte postale tiennent des chiots et quelques chatons en laisse, devant plusieurs autres bêtes entassées dans des cages.
Ces peluches qu’on a envie de caresser sont à vendre. Pour nous tenir compagnie? Jouer avec nous? Monter la garde ? Dans le regard de mes enfants, je vois qu’ils redoutent ce que je vais leur annoncer, même s’ils y sont un peu préparés. Quelques jours plus tôt, en visitant un autre marché, la réalité nous avait rattrapés dans toute sa brutalité, posée sur un plateau de boucherie (attention: photo choquante).
- Oui les enfants, c’est pour les manger…
Vous reprendrez bien un peu de chien ?
Ce voyage en famille est un festival de couleurs et une explosion de saveurs. En un mois, nous ne mangerons que deux ou trois fois au restaurant, tout le reste du temps dans la rue, sur le trottoir des villes et dans les marchés locaux. Comme ici, où j’ai repéré une gargote dans un coin sombre, décor où je ne m’attarderais pas s’il ne faisait pas salle comble, ce qui nous intrigue et nous pousse à franchir le pas.
Les papilles en émoi, nous pointons du doigt la fondue qui trône au milieu de la table d’à côté, un choix qui ne nous décevra pas : bouillon savoureux, mélange d’épices diverses, de citronnelle et de sauce de crevettes, dans lequel on plonge vermicelles de riz, pousses de soja, basilic thaï, champignons, oignons et autres ingrédients mystère.
Réconciliés avec la vie après une nuit d’enfer, les corps se détendent et les langues se délient. A commencer par la mienne, aidé par quelques rasades d’alcool de riz, à l’image de nos voisins fortement imbibés, parce qu’il faut bien se plier aux coutumes locales…
- Pourquoi croyez-vous qu’on ne mange pas de chien ?
Nos enfants sont très jeunes, étonnamment ouverts à la différence, encore vierges d’idées toutes faites et de jugements hâtifs. Depuis qu’ils peuvent parler, je me régale de ces discussions à table où tout semble à leur portée pour peu qu’on trouve les mots, des sujets alimentés par les événements de l’actualité ou l’inspiration du moment, que je leur sers à doses régulières, et qui me révèlent une partie de leur monde intérieur.
Pierre, six ans, ouvre le bal.
- On mange pas le chien parce que c’est trop mauvais pour le foie.
- Non, l’interrompt Louis, sûr de lui, du haut de ses dix-huit mois d’écart. C’est parce que le chien joue avec nous !
- C’est vrai, lui concède Pierre, bon joueur. Si on lance un bâton, le chien, il va le chercher, mais pas la vache.
Depuis notre arrivée, l’évidence s’impose partout d’elle-même : les Vietnamiens n’ont pas nos tabous alimentaires. Leur gastronomie, dans toute sa diversité et sa richesse, inclut des spécialités qui passent mal chez les Occidentaux : fœtus de canards bouillis avant l’éclosion, soupe au sang, brochettes de scorpions, etc.
Dans de grands éclats de rire, ma bande d’omnivores a déjà relevé le défi de goûter à un plat de sauterelles grillées. Mais l’idée d’un ragoût de chat ou d’une portion de chien laqué est plus dure à avaler. Et je suis curieux de voir jusqu’où va leur logique.
- Donc, on ne mange pas de chien parce qu’on peut jouer avec lui ? Parce qu’il a des émotions comme nous ?…
La réponse de Pierre est sans appel.
- On mange pas de l’humain quand même !
L’air de rien, le petit bonhomme a une grande intuition. Nos chiens sont des créatures entièrement fabriquées par l’homme à son image, modelées par croisements successifs, au fil des siècles, pour répondre à ses besoins et lui ressembler : des doudous pour le consoler, des compagnons pour le distraire, des gardiens pour le protéger. Pour beaucoup, manger du chien, c’est comme manger son meilleur ami.
Mais alors, si on s’interdit le chien, quid des autres animaux, ceux qu’on produit à la chaîne, qu’on abat à l’abri des regards et qu’on consomme dans l’indifférence ?
- Moi : Est-ce qu’une vache peut avoir des émotions même si elle ne les montre pas comme les chiens ?
- Louis : Oui c’est possible même si on les voit pas ou pas beaucoup. Comme les bouquetins, parfois on croit qu’ils se battent mais ils jouent.
- Pierre : Le taureau, il montre ses émotions quand on lui montre du rouge… Si t’as beaucoup transpiré et que t’es tout rouge, il va te foncer dedans.
Personnes animales
Aujourd’hui, il ne se passe plus une semaine sans qu’une découverte ne vienne effacer un peu plus la frontière que nous avons tracée entre nous et les autres animaux, nous forçant à leur reconnaître des caractéristiques dont nous croyions détenir le monopole.
On apprend que ce sont des êtres sensibles, doués de formes d’intelligence et d’une certaine conscience d’eux-mêmes. Des espèces qui ont leurs propres cultures, qui peuvent utiliser et fabriquer des outils, s’entraider et se soigner, rire, éprouver de la compassion ou de la jalousie. Même la politique ne leur est pas étrangère : comme dans nos capitales, certains grands singes savent séduire pour rassembler, ruser, créer des alliances, trahir, planifier et faire la guerre.
Il nous reste bien sûr le langage humain et nos réalisations sans égal, ultimes bouées auxquelles on s’accroche et qui nous confortent dans l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes, champions incontestables de la complexité et tout ce qu’elle entraîne.
- Moi : Alors si une vache ou les autres animaux peuvent avoir les mêmes émotions qu’un chien, est-ce qu’on devrait les manger ?
- Louis : Alors tous les plats qui sont bons… Euh… On ne mangera plus rien ! Il faut quand même en manger mais un petit peu moins…
- Pierre : Non, parce que les vaches, ça nous donne plein de choses à manger. La vache, ça ne lui fait pas mal quand on la traie. La poule, ça lui fait pas mal quand elle pond un œuf.
Pour répondre à l’éternelle et angoissante question ‘Sommes-nous seuls ?’, on envoie des télescopes en orbite, des robots sur Mars et des sondes vers l’infini. Alors qu’il suffit de regarder autour de soi, sur le plancher des vaches, pour en avoir la confirmation: non, nous ne sommes pas seuls. Il y a d’autres formes de vie, d’autres intelligences et d’autres sensibilités dans l’univers, des créatures dont nous savons encore peu de choses et auxquelles nous réservons un sort qui serait notre pire cauchemar si des extra-terrestres venaient à débarquer chez nous : nous les mangeons.
Où commence l’humanité et où se termine l’animalité ? Faudrait-il reconnaître qu’il y a des personnes animales, avec des droits, comme il y a des personnes humaines ?
Avant que j’aie le temps de les embêter avec une autre grande question, emporté par l’enthousiasme et les vapeurs d’alcool, Simon, 11 ans et fou de cuisine, m’interrompt pour me montrer un extrait vidéo qu’il a enregistré un peu plus tôt sur son appareil photo. Attendri, le cuistot Hmong a eu la gentillesse de le laisser filmer les coulisses de la préparation du festin.
Au bout de quelques secondes, je découvre l’ingrédient secret du chef, celui qui attire les foules et me fait dégriser instantanément : des bouts de viande d’origine suspecte, découpés en cubes que toute la famille a plongés dans le bouillon, avalés avec le reste, et qui me rappellent furieusement les aboiements frénétiques de la nuit.
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