Au moment de prendre cette photo, je sens bien que je dépasse les limites. Et je suis pourtant loin d’imaginer la suite.

Ma rencontre avec ces femmes a lieu en 2005 au Yémen dans la Tihama, une plaine qui borde la Mer Rouge. Pendant la saison des pluies, la région est un paradis pour les moustiques et, avec eux, la malaria. Des bénévoles, comme celles-ci, parcourent les villages pour expliquer aux familles comment la maladie se propage et comment s’en protéger. Elles seules peuvent pénétrer dans l’intimité des foyers. On ne le permettrait jamais à un homme.

Quand j’entre dans la pièce où elles sont réunies pour une formation, je suis conscient que je mets le pied là où je ne suis pas censé être. J’ai l’habitude du voile sous toutes ses formes: le hijab, le niqab comme ici ou la burqa. Mais je ne me suis jamais trouvé dans une telle proximité, au milieu d’un groupe exclusivement féminin et si nombreux.

C’est mon deuxième voyage dans ce pays. Je me suis toujours interdit de prendre ostensiblement des femmes en photo. Mais là, c’est différent. Je suis avec des accompagnateurs yéménites pour faire une série de reportages sur la lutte contre le paludisme. Et c’est mon employeur qui finance le gouvernement pour des activités comme celle-ci.

La photo de trop

Je leur explique, ainsi qu’à leur formateur, que j’aimerais faire des photos pour illustrer leur travail. Je dis comment celles-ci pourraient être utilisées et publiées. Je souligne qu’aucune n’est obligée d’accepter, que celles qui ne le souhaitent pas n’ont qu’à se retirer ou m’en avertir pour que je les laisse hors du champ.

Un brouhaha éclate aussitôt derrière les voiles, mélange de voix chaudes et flutées, timides et frondeuses, qui se répondent, s’interrompent et s’apostrophent. Je les sens pour la plupart espiègles, curieuses, hilares, manifestement comblées d’avoir un bon prétexte pour braver l’interdit: côtoyer un occidental de près, loin de leurs maris, avec la bénédiction de leur encadreur masculin. Seules quelques-unes finissent par se mettre à l’écart et on me fait signe que je peux y aller.

Je commence par les plans larges dans la salle de classe avec le formateur, et quelques portraits au zoom. J’essaie de me faire oublier. Sans succès. Tous ces yeux braqués sur moi, des yeux qui me toisent, m’interrogent et me transpercent, de jolis yeux fardés de khôl qui suffisent à imaginer le meilleur.

Nous quittons la salle de classe et je continue avec les plans d’extérieur dans un crescendo d’excitation de moins en moins retenue. C’est comme une grande récréation, un petit jeu de séduction et de complicité inavouée: je me la joue grand photographe et elles, top-modèles.

Ni effrayées ni effarouchées, elles se pressent tout autour de moi, se bousculent, me frôlent, prennent la pose, s’offrent à mon appareil sous tous les angles, m’enveloppent de leurs parfums exotiques, mélange de musc, de poivre et de sueur. La tension monte. Loin de chez moi, sans aucun contact féminin depuis dix jours, pas même exposé à la vue d’un visage, la rencontre a un côté sensuel qui me trouble.

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Et puis me vient cette idée qui brise le charme, la photo de trop. De retour à l’intérieur, je leur demande de se rapprocher dans un groupe compact. Et je monte sur une chaise. De ma position dominante, j’utilise un objectif grand angle et me place au-dessus d’elles, très près de leurs visages. Nous ne sommes plus à égalité. Je crois percevoir un léger malaise. L’une des femmes baisse la tête. Les autres semblent se demander si ça ne va pas trop loin.

Résultat: une mise en scène qui reproduit ce sentiment d’oppression de l’occidental devant le voile, une image qui les réduit à un bouquet de silhouettes fantomatiques, objets totalement déconnectés de l’instant que je viens pourtant de passer avec elles.

Cette photo est une tromperie. Je n’ai jamais eu l’impression d’être devant des femmes écrasées ou éteintes. C’est bien tout le contraire. Des années plus tard, quand je la retrouve parmi d’autres, elle m’inspire toujours le même malaise.

Alors, pour m’en déculpabiliser sans doute, je décide de raconter son histoire à des amis. Je veux démontrer qu’on peut faire dire ce que l’on veut à une photo, qu’il faut se méfier de notre rapport à l’image, que sans contexte, celle-ci trahit le plus souvent la réalité, qu’on ne voit bien que ce qu’on veut bien voir.

En me lisant, mes amis, que j’avais d’abord mis au défi d’imaginer la face cachée de la photo sans légende, sont bluffés: pluie de commentaires et de petits pouces en l’air.

Je crois l’affaire enfin réglée, ma conscience refaite. Ce dont je ne me doute pas, c’est qu’en la publiant sur Internet, j’ai libéré le génie de sa lampe.

Le génie échappé de sa lampe

La photo est rapidement partagée sur différents sites, complètement sortie de son contexte, réutilisée par des amateurs d’images drôles et insolites ou dans un fil de discussion sur l’ouverture de la ‘première maison close hallal à Amsterdam’.

Sur un site où je l’ai sauvegardée, plus de vingt utilisateurs aux noms évocateurs l’ont ajoutée à leurs sélections de photos favorites. Un coup d’œil sur leurs profils, leurs propres images et celles qu’ils collectionnent m’ouvre les portes d’univers qui me semblent à la fois proches et très éloignés.

Il y a coveredbeauty, qui pose un regard apaisé et bienveillant sur les femmes voilées. Peut-être une bonne mère de famille, qui ne veut de mal à personne, juste suivre une tradition en accord avec ce qui lui a été transmis et qu’elle croit juste.

Comme son nom l’indique, Artinveil098 s’intéresse au voile d’un point de vue esthétique, comme une manière de mettre en valeur la beauté et la grâce féminine. Pour elle, manifestement, la séduction est encore à l’ordre du jour, et le voile, un accessoire qu’elle a l’art de détourner à son profit, comme le font toutes les femmes du monde.

Vient salafiman13, probablement un salafiste égyptien, visiblement militant, qui a ajouté ma photo à près de dix mille autres, dont beaucoup montrent des femmes aux premières lignes de son combat.

Dans la même veine et presque trop caricaturale pour être vraie, ilovehijab se présente comme Aisha, jeune Britannique convertie, vierge et soumise, favorable à la polygamie, prête à porter une ceinture de chasteté, à marcher derrière son maître qu’elle souhaite plus âgé, qu’elle vénérera et à qui elle obéira. Alhamdulillah.

Ma photo a aussi retenu l’attention de Newaré1, un travesti indien à l’étrange sourire, propriétaire d’une impressionnante garde-robe, qui prend toujours la même pose narcissique, avec voile, rouge à lèvres et autres accessoires décalés.

D’abord rassuré de figurer dans les albums de coveredbeauty et Artinveil098, j’ai peu à peu le sentiment de basculer dans la peur et l’inconnu. J’en ai la confirmation avec l’inquiétant boundart45. Sa compilation scabreuse me fait découvrir le bondage, une pratique sexuelle dont j’ignore presque tout.

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Comme lui, plusieurs amateurs ont ajouté ma photo à leur tableau de chasse. Prises au premier degré, leurs images sont d’une violence insoutenable: femmes saucissonnées, menottées, ligotées, enchaînées, bâillonnées, aveuglées, écartelées, humiliées, suppliciées, chosifiées. Pas au bout de mes surprises, une rapide recherche m’apprend qu’il s’agit de pratiques assez répandues et codifiées. Par souci d’éduquer sans doute, Wikipédia va même jusqu’à préciser que « Certaines précautions dans leur mise en œuvre sont à respecter pour éviter des risques d’accident ».

Croire ce que l’on voit, voir ce que l’on croit

Comment une simple photo, publiée négligemment sur Internet, peut-elle libérer ce qu’il y a de meilleur et de pire en nous ? Du sublime à l’horreur, de la pureté à la mise en scène macabre, de l’innocence à la perversion abjecte, comment peut-elle inspirer des émotions aussi extrêmes et contradictoires, raconter tout et son contraire, dire la dignité et l’asservissement, la beauté et le mal-être du monde? Entre objet de piété, de séduction et de fantasme, devenu symbole de ce qui nous divise, comment peut-on projeter sur un bout de tissu autant d’incompréhension et d’absurdité ?

Et dans cette société de l’Image, comment naviguer sur un océan de pixels sans se perdre, dépasser ces images sur lesquelles, par écrans interposés, nous construisons notre représentation du réel et le spectacle de nos vies ?

Ma rencontre des mille et une nuits avec des femmes sans nom et sans visage, et le parcours insolite d’une photo pas très nette, sur laquelle j’ai perdu tout contrôle, me laissent avec plus de questions que de réponses, mais le désir toujours intact de chercher ce qui se cache sous le voile des apparences.

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