Mai 1995. J’atterris en pleine brousse, dans l’extrême sud-ouest de la Somalie. Je viens faire le repérage pour le tournage d’un documentaire sur l’impact de l’aide humanitaire pour des réfugiés rentrés d’exil.

Au bout de la piste poussiéreuse, lorsque le petit avion à hélices du Comité International de la Croix-Rouge (CICR) s’immobilise et qu’on ouvre la porte, je découvre mon comité d’accueil: un groupe d’hommes armés de kalachnikovs et de lance-roquettes entassés à l’arrière d’un camion pick-up.

On m’emmène rencontrer le groupe des chefs locaux, des aînés assis à l’ombre d’un acacia sur une grande bâche qu’on a déroulée pour mon accompagnateur australien et moi. Ils sont entourés d’une centaine de villageois curieux d’entendre ce qu’un Blanc vient faire par ici.

Comme eux, quelques milliers d’ex-réfugiés ont bravé l’incertitude qui les attend dans ce pays qu’ils avaient fui à cause de la guerre. La vie de misère dans les camps du Kenya était intenable. Ils préfèrent affronter le chaos des clans, prêts à recommencer à zéro dans un petit village près de la localité de Jilib.

Un abri de fortune pour des réfugiés rentrés d'exil (cliquez pour agrandir)

Assis en tailleur, je me présente et explique qu’avec un réalisateur et un caméraman qui me rejoindront plus tard, je souhaite faire un documentaire pour la télévision et la radio sur ce qu’ils vivent et le soutien qu’ils reçoivent de la Croix-Rouge.

Je cherche avec eux des idées de sujet et d’angle de traitement. J’aimerais illustrer ce qu’ont enduré les femmes dans la guerre, mais je doute que ces musulmans nous permettent d’approcher leurs femmes. Je mentionne aussi, sans trop y croire, que je serais curieux de rencontrer un poète, dans un pays sans tradition écrite où les poètes, comme des troubadours, remplissent les rôles de journalistes et d’historiens.

Coup de chance inouï, un vieux répond qu’il y a ici un poète, que ce poète est… une femme, et que sa poésie raconte la guerre vue et vécue par… les femmes! Et pour couronner le tout, avec la bénédiction des aînés, Halima accepte même d’être filmée! Elle deviendra le personnage central de nos documentaires, dont ce grand reportage réalisé pour Radio-Canada, Somalie: La mémoire des poètes.

La guerre des egos

Après une nuit sur place, mon accompagnateur du CICR reprend l’avion de Nairobi et je reste seul derrière avec mes nouveaux amis, dont quatre gardes du corps payés pour ne pas me quitter d’une semelle. Le soir, au campement, j’apprends de nouvelles expressions de la langue somalie que je retranscris en phonétique et que je leur décline à toutes les sauces. On rit bien. J’en enregistre un qui chante une chanson d’amour traditionnelle et la fait écouter au groupe fasciné d’entendre la voix d’un des leurs ainsi reproduite.

Je leur propose de les prendre en photos, ce qu'ils acceptent immédiatement (cliquez pour agrandir).

Le lendemain, je leur propose de les prendre en photos, ce qu’ils acceptent immédiatement.

J’ai l’impression de caresser un crocodile sur le ventre: la séance photo flatte leur ego et ils sont doux comme des agneaux. Je multiplie les angles, je leur suggère des poses et ils m’obéissent au doigt et à l’œil.

Et puis je me prends au jeu et passe devant la caméra. On me prête un lance-roquettes que j’accepte de tenir, pour la photo. Quelle idée me prend de me compromettre avec une arme et cet air pénétré, comme si j’épousais leur style de vie, comme si je passais dans leur camp? Pour construire mon image d’aventurier qui épatera les amis de retour dans la civilisation? Pour me donner un petit frisson? Pour jouer avec eux, dédramatiser, leur montrer que, malgré la barrière de la langue, nous avons des choses en commun?…

Séance photo avec mes gardes du corps somaliens (cliquez pour agrandir).

Ces deux photos ont été prises à trente années d’écart. Dans la première, je joue au cowboy dans le sous-sol de la maison familiale à Montréal. Dans la seconde, je joue au cowboy dans le far-west somalien…

Apparemment, j’ai ça en commun avec les mâles somaliens: ma fascination pour les armes, une envie de me mettre en scène, de gonfler les muscles, prisonnier de conditionnements qui colorent ma vie comme si j’étais dans une BD de Tintin.

Sueurs froides

J’aurais pu en rester là mais les choses se compliquent le dernier soir, quand j’ai la brillante idée de leur offrir la tournée de khat, comme j’offrirais l’apéro de fin de chantier à des ouvriers dont je serais satisfait.

Les feuilles de khat proviennent d’un arbuste qui pousse au Yémen et dans les régions montagneuses de l’est de l’Éthiopie. On les mâche, un peu comme les feuilles de coca en Amérique du sud, tout en buvant du thé sucré ou du coca-cola pour contrer le goût amer. Ça coupe la faim. On devient légèrement euphorique, alerte et bavard. Et pour rester dans cet état, il faut continuellement remplir sa bouche de nouvelles feuilles, jusqu’à former une grosse boule entre la joue et les dents.

Tout-à-coup, plus rien n’est pareil… Dans leurs regards interrogateurs, dans leurs yeux noirs qui me fixent intensément et me sondent comme s’ils me transperçaient, je vois que quelque chose a basculé. L’un d’entre eux me demande de lui envoyer une guitare par le prochain vol du CICR. C’est plus qu’un souhait, presque un ordre. Un deuxième veut un poste-radio à ondes courtes. Un troisième s’intéresse à mes chaussures de marche. Le Père Noël peut-il dire non à des gamins euphoriques et armés jusqu’aux dents?

Dans leurs regards interrogateurs, je vois que quelque chose a basculé.

Je dois user de trésors de sang froid pour essayer de ramener mes anges gardiens sur terre. Je passe la soirée à brouter et à boire du thé avec eux, comme si de rien n’était. Mais je sens un vrai malaise et, pour la première fois, j’ai peur.

Le lendemain matin, malgré qu’ils aient eu le temps de dégriser, ils reprennent leur liste de souhaits, mais cette fois, le contact local du CICR, un Somalien qui parle anglais, et à qui j’avais pourtant demandé s’il était convenable d’offrir la tournée de khat, tente de calmer le jeu, avec un certain succès, juste le temps que l’avion vienne m’extraire de ce bourbier.

Et dire que j’étais prêt à raconter qu’ils ne sont pas comme à la télé! Comment ai-je pu être naïf à ce point? Ils ont ça en eux, un côté obscur et terrifiant, totalement imprévisible, n’est-ce pas? Comment ai-je pu être aussi aveugle: ils n’accordent pas la même valeur à la vie humaine et ils auraient pu faire ce qu’ils voulaient de moi. Bon, on a bien eu Abu Ghraib, la Serbie, l’Algérie française et l’Allemagne nazie, mais en Afrique et dans tous ces pays, c’est à une autre échelle, non? Ça se voit dans leurs yeux: ils ne sont pas comme nous.

Si j’étais né là-bas…

Et si j’avais grandi en Somalie, dans la guerre et l’anarchie, je serais quel genre d’homme?… Un pirate? Un violeur? Un guerrier sanguinaire? Un extrémiste musulman?

Pour commencer, comme plusieurs, j’aurais probablement choisi de rentrer chez moi, malgré l’insécurité, pour retrouver la dignité, plutôt que de rester à Dadaab,  cet immense camp de réfugiés, au Kenya, où les gens vivent entassés comme des animaux.

Après les horreurs de la guerre, je redoublerais d’ardeur dans mes prières à Allah, mon rempart contre la folie. Je serais heureux que mes enfants puissent enfin retourner à l’école coranique pour apprendre à lire et à écrire, et devenir de bons musulmans. Comme ma mère et mes sœurs, ma femme serait voilée et obéissante, parce que c’est comme ça.

Comme tout le monde, j’appartiendrais à un clan, chose bien utile pour me défendre et me raccrocher à quelque chose quand il n’y a plus rien. Grâce à lui, j’aurais peut-être eu la chance de trouver un des rares emplois au milieu de ce chaos: garde de sécurité pour une organisation internationale qui achemine des semences et des houes pour nous aider à planter et redémarrer nos vies.

Comme tous les hommes, j’aurais envie de brouter et de passer de bons moments avec mes copains, seule forme d’évasion chez moi où l’alcool est interdit, et où les divertissements sont rares. Et j’en voudrais beaucoup à ces Occidentaux qui ont colonisé mon pays, qui pillent les richesses de la mer au large de nos côtes, qui ont des mœurs décadentes et qui ne pensent qu’à eux.

Si j'avais grandi en Somalie...

Un jour, un Blanc viendrait filmer nos familles. Il expliquerait qu’il veut montrer au monde que nous parvenons à nous organiser par nous-mêmes, que les semences et les houes que nous recevons servent à quelque chose. Je serais surpris que des étrangers s’intéressent à autre chose que tous ces fous qui achèvent de détruire la réputation de mon peuple.

Ce type ferait des efforts pour essayer de me parler dans ma langue. Il m’offrirait de prendre des photos de moi et des autres gardes, avec nos armes, ce qui nous amuserait bien, d’autant plus que personne ne s’intéresse jamais à nous dans ce trou perdu. Nous nous occuperions bien de lui et lui montrerions l’hospitalité dont nous sommes capables.

Et puis, comme je commencerais à croire qu’il est différent, il ferait peut-être une chose étonnante, un truc inattendu. Alors que nous sommes ses hôtes et que c’est notre responsabilité de nous occuper de lui, j’entendrais qu’il a donné beaucoup d’argent à l’un d’entre nous, sans prévenir, pour payer le khat à tout le monde. Je découvrirais tout-à-coup qu’il a sur lui une grosse somme, qu’il en fait ce qu’il veut, même au mépris de nos règles d’hospitalité. Je me sentirais humilié et déçu, triste de voir mes compagnons s’abaisser à lui demander plein de choses, comme des mendiants.

Et puis il disparaîtrait comme il était venu et on n’entendrait plus jamais parler de lui. Un drôle de type. Et dire que j’aurais été prêt à croire qu’il n’était pas comme ce qu’on entend à la radio. Non, vraiment, me dirais-je, les Blancs ne sont pas comme nous.

Derrière l’objectif…

J’ai longtemps soupçonné que mon anecdote devait être la confirmation que les Somaliens sont dans une catégorie à part de l’humanité, comme s’ils incarnaient le mal, une image devenue banale à force de répétition des clichés qui tournent en boucle sur nos postes télé lorsqu’on mentionne cette terre de pirates et de chefs de guerre médiévaux qui s’entretuent, violent, kidnappent et rançonnent.

Mais si je rembobine, si je change légèrement d’angle et m’intéresse au contrechamp de mon histoire, je crois bien que si j’étais né en Somalie, je serais comme eux.

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Pour en savoir plus…

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