Elle est la fille unique de mes amis Élizabeth et Philippe. Appelons-la « V. ». Je la connais depuis ses huit ans. Une enfant espiègle, vive d’esprit et sportive, dans une famille aimante, soudée, sans histoire apparente. A l’adolescence, les choses basculent. V. donne du souci, passe des journées entières dans sa chambre, repliée sur elle-même, comme prostrée. Jusque-là, rien de très étonnant pour une fille de son âge.
Mais ses rapports avec ses parents sont de plus en plus tendus. Elle semble souffrir d’un mal étrange, grandit trop vite, disparaît de la maison sans prévenir, devient agressive, hors normes. A l’âge des premières fréquentations, la jolie fille néglige son apparence. Il faut une imagination fertile pour lui deviner un potentiel de féminité. Manifestement, les garçons, ce n’est pas son genre.
Comme d’autres, j’assiste impuissant, de loin, à la dégringolade apparente de V. et au désarroi grandissant de Zabeth et Philippe, d’une patience et d’une affection pourtant remarquables avec elle. On croit deviner que son mal-être est lié à ce qui n’a jamais été un secret pour personne: V. n’est pas l’enfant biologique de ses parents.
Ce dont personne ne se doute, c’est qu’elle a fait une rencontre dans un forum de discussion. Une chose ‘monstrueuse’ dira-t-elle, qui la bouleverse, qu’elle essaie d’étouffer pendant deux ans, n’en parlant à personne. Jusqu’à ce soir de Noël 2007, quand V. sort du placard. Sa rencontre sur Internet, c’est avec elle-même qu’elle l’a faite. « Maman, dit-elle, je suis un homme »
Changer de peau
Je ne saurais pas (ni ne voudrais) détailler la suite des choses. Pour faire court, V. a choisi son nouveau prénom. « Psychologiquement, socialement et physiquement, annonce-t-elle, c’est en tant que Sam(uel) que je veux exister et m’épanouir. » Pour mettre son enveloppe externe en accord avec ce qui l’habite, Sam commence par se couper les cheveux, entame un traitement hormonal, obtient une attestation de psy qui confirme qu’il ne s’agit ni d’un coup de tête, ni d’un trouble mental.
Reste à trouver des professionnels de la santé qui aient les compétences et acceptent de s’occuper de sa transformation, ces opérations chirurgicales qui attisent les fantasmes et détournent de l’essentiel quand on évoque la transidentité. Dans le cas de Sam, un homme transsexuel, ce sera la mastectomie (ablation des seins) et l’hystérectomie (ablation de l’utérus).
Il rédige un blog qui raconte les différentes étapes de sa métamorphose et s’investit dans des associations et groupes militants. Son apparence et sa voix changent rapidement, comme dans une vidéo YouTube où je le découvre en homme pour la première fois.
La transition vers sa nouvelle identité passe par des moments douloureux, comme lorsqu’il lui faut subir les regards interrogateurs des femmes, dans la salle d’attente d’un cabinet de gynécologie, déstabilisées qu’un barbu attende son tour comme elles. Et il y a surtout des tas de complications auxquelles Sam doit faire face pour obtenir son changement de sexe administratif, le tampon approbateur de l’État.
Et puis un jour, au fil d’arrivée d’une interminable course à obstacles, il y a la photo-finish: Philippe, derrière la caméra, immortalise sa femme et leur nouveau-né, tenant comme un trophée la carte de sa nouvelle identité d’étudiant. Une photo qui résume tout: une histoire d’amour atypique et inconditionnel qui, aujourd’hui encore, me dépasse.
Le prix de la vérité
Ce que je retiens surtout de l’histoire de Sam, c’est sa transformation sociale. Pour la première fois, je découvre à quel point le genre conditionne le sens qu’on a de soi-même et des autres. La décision de Sam est un grand coup de pied dans la fourmilière de ses relations bien établies avec la famille, les amis et la société. Elle force tous ceux qui l’entourent à se positionner et, d’une certaine manière, à changer de sexe avec lui.
« Il ne s’agit pas d’un secret honteux, écrit-il dans un courriel aux amis proches. Cependant, si cette annonce s’avère être ingérable pour vous et que vous décidez de couper les ponts, je ne vous en voudrai pas, je suis conscient du prix de la vérité. » Sam sait ce dont il parle: la première personne qui ait réagi négativement, c’est lui-même. « Au départ, il y a la stupeur et le choc, engendrés notamment par les préjugés qu’ont les autres mais surtout qu’on a soi-même. Je me souviens d’ailleurs que quand j’ai réalisé, je n’arrêtais pas de me répéter ‘c’est terrible, c’est terrible’ parce que j’avais soudainement conscience d’avoir mis le doigt sur la vérité, et que cette vérité impliquait un bouleversement monstrueux de toute mon existence. »
Quand l’ex-V. livre son secret à sa mère, celle-ci intègre en deux minutes ce que sa fille a mis deux ans à accepter. En quelques mots d’amour, elle la rassure comme seule une mère, peut-être, peut le faire. « De toutes façons, lui répond-elle, je ne te voyais pas d’avenir en femme. » Cette formule magique ne quittera jamais Sam. « J’ai beaucoup raconté, dans plein de milieux, que tu m’avais dit ça, dira-t-il à l’anniversaire de sa mère, devant tous ses amis réunis. Je ne savais pas ce que tu projetais, ce que tu avais imaginé, mais pour moi, ça a été la phrase parfaite. »
Pour certains, le soutien entier et sans appel d’Élizabeth est déroutant, voire dérangeant. Comme pour ces deux inconnues que nous croisons dans une soirée, quelques semaines plus tard, et dont le sourire se fige quand elle leur explique, le plus naturellement du monde, qu’elle a une fille unique, qui a été adoptée, qui d’ailleurs est un garçon, transsexuel, et qu’il va se faire opérer.
Il y a ces Africaines avec qui je travaille au Fonds mondial, une des rares organisations qui reconnaissent les droits des transsexuels à l’échelle internationale, à qui je raconte cette histoire et qui ne cachent pas leur choc et leur amusement devant ce qu’elles voient comme un phénomène de cirque.
Dans l’entourage, je soupçonne que les réactions oscillent entre le rejet catégorique d’un côté et, de l’autre, la réprobation de ceux qui n’entreraient pas instantanément dans le moule de la bien-pensance. Heureusement, entre les extrêmes, certains s’autorisent à exprimer leur incompréhension et leur malaise, mettent le temps qu’il leur faut pour digérer, réfléchir, questionner, se forger leur propre opinion, à leur rythme, comme il se doit.
Être un homme
Pas facile d’intégrer la nouvelle identité de V., de dire « Sam » et d’accorder tous mes adjectifs au masculin alors que je ne le verrai pas dans sa nouvelle forme avant longtemps. Apprendre que j’ai côtoyé l’homme invisible pendant des années me fait une impression bizarre: presque l’envie d’éclater de rire devant ce qui s’imposera comme une étrange évidence; fasciné de réaliser qu’on puisse habiter le corps de quelqu’un d’autre; soulagé d’avoir enfin un début d’explication au mal-être de V.; ému de découvrir une partie de ce qu’elle porte seule depuis des années; rassuré qu’une solution soit en vue. Ma réaction aurait-elle été la même devant une femme transsexuelle, un garçon qui annonce être une femme? Je ne sais pas.
« Mon changement d’identité, puisqu’il faut bien l’appeler ainsi, n’implique aucun véritable changement en ce qui concerne mes goûts et mon caractère, explique-t-il. Pour être clair, le fait que je m’appelle désormais Sam n’implique pas que j’aime le foot et les bagnoles, que je refuse d’exprimer mes sentiments. Je suis pour toujours féministe, je préfère les vélos aux bagnoles, la complicité avec les filles à la camaraderie masculine, je n’ai pas honte de pleurer devant les films et je sais toujours faire la cuisine. Je reste la même personne même si, de fait, ma façon d’exister socialement change. »
La transsexualité est-elle une déviance? Une perversion? Un trouble mental? La manifestation d’une « erreur de la nature »? Ou un indice, s’il en est besoin, que l’identité sexuelle et le genre ne se limitent pas à l’enveloppe physique? Avec son look de djihadiste, comme s’il préparait un nouveau coup d’éclat, Sam a ébranlé mes certitudes, et me laisse aujourd’hui avec cette question à laquelle je ne sais plus répondre: c’est quoi ‘être un homme’?
L’histoire de Sam, vue par un « homme » qui se pose des questions et n’en a pas honte; oui je crois que l’essentiel est de se trouver soi-même et que cela peut prendre 20 ans ou 50 et que le sexe n’en est qu’un aspect; dès le début, cette révélation m’avait énormément touchée surtout à travers ses parents Zabeth et Philippe, admirables par leur ouverture, compréhension, soutien indéfectible… enfin des parents aimants comme on aimerait tous être; ensuite c’est la transformation de Sam, son éclosion de papillon sortant de la larve où il était enfermé, sa renaissance… avoir le courage d’être soi-même, c’est énorme et merveilleux; merci pour ton témoignage, merci à Sam et ses parents; osons affronter, non, rencontrer la « différence ».
Oui Bob la vie de Sam, dès lors qu’il a choisi de vivre pleinement son identité a représenté un véritable tournant.
Je ne saurai dire à quel point cette renaissance en a été une pour moi aussi: je me suis débarrassée de mes préjugés sociaux, j’ai regardé les êtres humains autrement, avec plus d’humilité, de bienveillance, d’amour.
Je crois qu’on se rapproche du sens de la vie à côtoyer une personne comme Sam. Les difficultés du temps de la transition sont uniquement dues aux regards embués de préjugés, (les mêmes sur le mariage homo en France) tout le reste est une métamorphose intime, totalement libre que j’entretiens avec bonheur.
Merci pour ton commentaire Elizabeth. Bien sûr, ta façon d’aider Sam est allée au-delà de la paperasse et d’un soutien administratif (ce qui est déjà énorme vu les complications auxquelles vous avez dû faire face). Comme je l’écris plus haut, j’ai été marqué par ton soutien et celui de Philippe (plus discret mais tout aussi présent) pour Sam. Ensemble vous avez transformé en positif ce qui aurait pu être un drame pour bien d’autres. Vous avez vécu des choses très difficiles mais il semble que ce qui vous soude ait été plus fort que tout, n’est-ce pas? C’est ce que je me suis dit à ton anniversaire, quand j’ai vu Sam se lever et prendre la parole devant tous tes amis pour te dire merci…
Le numéro de la carte d’identité française commence par un numéro de genre…
Lors de la transition de Sam ma façon d’agir pour lui a été de lui proposer de m’occuper de la paperasse administrative. Proposition acceptée, j’ai procédé dans le tout électronique à ses inscriptions en fac etc. Après le jugement du Tribunal de Grande Instance l’inscription à la Sorbonne sous la nouvelle identité devait donner lieu à un nouveau numéro de sécu, provisoire puis définitif. Le numéro provisoire commençant par 2 (genre féminin) j’ai commencé à m’inquiéter. Puis la confirmation… Il m’a fallu 1 an, percer à coups de téléphone à La Mutuelle Des Etudiants la mécanique bien huilée de l’administration française pour atteindre le but: un n° de sécu commençant par 1. Merci aux personnes qui m’ont aidée.