Je me rappelle mon émotion en pénétrant dans la « Cité des Morts »: un pincement au cœur, comme un remords d’avoir l’audace de débarquer là où je n’ai aucune raison de mettre les pieds.
J’avais lu que des milliers de familles (les estimations varient entre 200,000 et 2 millions de personnes) vivaient dans les cimetières du Caire (Bal El-Nasr ici sur la photo, mais aussi Bassatine, Al Darassa, Sayda Nafissa et Sayda Aïcha). Aujourd’hui, des livres et de nombreux articles de presse y sont consacrés. Ces cimetières font même partie de certains itinéraires touristiques pour voyageurs en quête de frissons et d’exotisme, des histoires qui seront du plus bel effet lorsqu’ils seront de retour au pays.
Chaque année, l’exode rural pousse 250,000 personnes vers la plus grande ville d’Afrique (près de 20 millions d’habitants). Déjà surpeuplé, Le Caire déborde de partout, jusque dans les cimetières. La pression démographique est telle que beaucoup s’installent même sur les toits d’immeubles, des bidonvilles suspendus pour étudiants pauvres et paysans attirés par le mirage de la ville, en quête d’une place au soleil.
Avec mon imaginaire pétri de culture hollywoodienne, je m’attends à un truc morbide, du genre « La Nuit des Morts Vivants » en plein jour. Je suis aux aguets, prêt à être expulsé par des habitants en colère qu’un étranger ose débarquer au milieu de leur misère, comme un voyeur.
Surprise: je suis accueilli par des rires d’enfants qui jouent au ballon entre les sépultures, des femmes qui étendent leur lessive entre les pierres tombales et un tenancier de salon de thé installé dans un caveau qui m’invite à prendre le thé et fumer le narguilé, assis sur une tombe (photo ci-dessous), discutant de tout et de rien (surtout de rien, avec mes trois phrases d’arabe…).
Tombeau à louer, pas cher, avec tout le confort
Ce qui frappe en arrivant dans la Cité des Morts, c’est l’atmosphère plus paisible et moins lugubre que dans bien des quartiers du Caire, loin de la vision misérabiliste à laquelle on pourrait s’attendre. Alors que le Caire s’étend de plus en plus dans le désert et monte vers le ciel, le cimetière n’est pas trop éloigné du centre-ville et ne dépasse pas le rez-de-chaussée. On respire chez les morts. « Les infrastructures sanitaires seraient même meilleures que dans les bidonvilles, apprend-on sur ce site, l’eau et l’électricité parvenant à la majorité des caveaux. 80% des familles occuperaient une maison indépendante avec toilette privée. (…) La salle à manger et la chambre, bien souvent, ne font qu’un, au dessus de la chambre funéraire où reposent les morts. Surprenant toutefois, la télévision est omniprésente, et les paraboles ne sont pas rares, grâce à quelques branchements électriques bidouillés et reliés aux quartiers voisins. »
Ce qui surprend aussi, c’est l’organisation de la vie, qui semble très minutieuse. « Chaque cimetière est organisé en quartiers, chaque quartier comprenant plusieurs tombeaux et son croque-mort (tourabi) attitré, en charge de l’entretien des lieux. Il y a ensuite bien souvent un patron (mu’allem) qui contrôle plusieurs quartiers et s’occupe, pour sa part, des vivants. Un peu concierge, un peu agent immobilier, il encaisse les loyers (entre 1,5 et 3 € par mois) (…). Pour certains (…), habiter dans un tombeau implique un petit arrangement avec la famille du défunt avec qui ils sont forcés de cohabiter. Les familles (…) donnent bien souvent un peu d’argent à ces “locataires” particuliers, s’assurant ainsi que le caveau et le corps du défunt soient protégés d’éventuels pillards. »
Devoir habiter un cimetière est une des conséquences les plus spectaculaires de la crise qui secoue le pays. Mais elle n’est peut-être pas vécue avec l’horreur que cela inspirerait à des Occidentaux. « En Islam, la mort n’a jamais fait peur, raconte l’un des habitants. Et de tout temps, il y a eu des gens qui vivaient ici, avec leurs morts. » A première vue, un logement dans la Cité des Morts n’a rien d’enviable mais, curieusement, beaucoup s’y plaisent, comme Moustafa, 75 ans: « Je préférerais mourir plutôt que de quitter ce caveau. Je suis trop âgé pour tout recommencer. (…) Nous sommes onze dans ce caveau. Mes enfants (…) ne pourront jamais acheter un appartement. Les autorités refusent de nous reloger, car on habite ici illégalement ».
Les morts déménagent, les vivants dégagent…
Qu’ils le veuillent ou non, les habitants de la Cité des Morts vont devoir partir. Pour mettre fin aux logements et quartiers informels, un vaste programme de transfert de tombes a débuté en 2001 pour créer des espaces verts, construire des routes et des logements (sur ce sujet, un article de L’Express, Exilés de la Cité des Morts, et un de Libération, Bannis de Necropolis).
En tout, 110,000 tombes, à commencer par celles de Bab El-Nasr, doivent être déménagées vers les villes nouvelles, à quelques dizaines de kilomètres de la périphérie du Caire, un programme coûteux qui provoque débats passionnés et douloureux, entre autre parmi les croyants.
Et les vivants? Les faire partir? Mais pour les loger où?… Ceux qui habitent les cimetières n’ont pas les moyens de payer les loyers pratiqués en ville, explique Omar, 26 ans, marié, père de quatre enfants: « Les appartements proposés par le ministère du Logement dans la ville de Quinze-Mai sont sans eau et sans électricité. En plus, ce logement me coûtera 1500 LE (environ 175 euros) et je n’ai pas d’argent pour payer une telle somme. Même si je trouvais un travail régulier, je ne gagnerais jamais plus de 150 LE par mois. Ici, je donne 18 LE (environ 2 euros) par mois au chef des gardiens du cimetière pour habiter le caveau. Vivre avec les morts est la seule solution »
La question du relogement des vivants ne préoccupe pas les autorités, d’après Moustafa: « Dans la rue d’à côté, des bulldozers détruisent déjà des tombeaux. On a peur du bruit. (…) Je le dis à haute voix : les morts ont droit à plus de respect que les vivants ! Au moins, ils vont avoir des nouveaux abris » (témoignages extraits d’un reportage de Nahla Aboul-Ela dans la Revue de l’Egypte).
Je ne sais pas aujourd’hui où en sont les choses. Bab el-Nasr est-il toujours en place? Le chaos qui accompagne la révolution égyptienne donne-t-il un sursis à ses habitants? Où qu’ils soient aujourd’hui, j’espère seulement que ces gens qui m’ont accueilli et impressionné par leur dignité, gardent la tête haute et prouvent, comme certains le font depuis plus de 50 ans, que dans cette ville surpeuplée, la vie est plus forte que la mort.
***Pour en savoir plus, un reportage vidéo d’Al-Jazeera (27 octobre 2007), Living among Egypt’s dead, et un autre de la National Geographic sur le cimetière habité de Manille aux Philippines, Living among the dead.
Bonsoir,
Je réédite me demande de droit concernant la première photographie située en entête de votre site, montrant des enfants vivant dans le cimetière du Caire. Je fais partie d’une revue papier qui a des moyens limités servant juste à l’impression, mais le collectif y travaille chaque année avec plaisir. Nous oeuvrons en ce moment au prochain numéro dédié aux relations qu’entretiennent les vivants et les morts. Cordialement, dans l’espoir d’une acceptation. Céline pour Jef
Bonjour Robert,
Me revoilà sur votre site, et en parcourant les photos, j’ai tout naturellement cliqué sur celui-là …
Je découvre cette histoire, et suis tout naturellement surprise et non, la mort nous accompagne (surtout ces temps-ci) les morts sont en Nous, et le savoir permet d’être en paix avec nos gênes 😉
Je ne sais pas non plus où en est cette histoire, je suis triste de voir toutes ces Personnes rejetées et me demande comment leur apprendre à pêcher …
En ces jours où certaines familles sont confrontées à la mort, je compatis …
Ce qui frappe, c’est comment, même dans des conditions de vie misérables, une organisation est en place, selon des règles tacites.
L’effroi de l’Occidental devant cette occupation par les vivants de l’espace des morts s’atténue quand on pense à la proximité qui unissait vivants et morts dans l’ancienne Egypte. Mais au-delà je n’oublie quand même pas les contraintes de la superpopulation, cause immédiate…